Chapitre I

- Tiens, celle-là, tu l'attraperas.

La pièce oscille autour de Durtal. La table de bois blanc de l'inspecteur se déplace au long des murs.

Déjà une seconde gifle, sur l'autre joue, celle-ci. Une douleur sourde dans l'oreille. Les tempes qui bourdonnent, comme emplies de cloches. Et puis une bouffée de haine qui monte, qui submerge tout. L'envie de crier cette haine, de cracher sur l'inspecteur et ses policiers. Le cerveau englué de douleur cherche le mot qui blessera.

Pas le loisir de le trouver. Des coups de poing. Trois hommes les envoient, poussent et repoussent Durtal. On ne lui demande plus d'avouer maintenant. Simplement, les coups tombent. Impossible même de les parer. D'instinct les muscles se tendent contre la douleur. Quelque chose de tiède, bave et sang, coule des lèvres. Ce vide dans la bouche, une dent qui a sauté.

Et toujours les coups. Peu à peu Durtal y résiste moins. Il se fait plus mou. Ce ne sont plus ses jambes qui le soutiennent : impossible de tomber. Sans cesse un nouveau coup le redresse. Et pourtant, se laisser glisser tout d'un coup, sans même plier les genoux...

Sans prise, un des policiers manque de choir. Un juron. Quelques secondes de répit. Juste le temps pour Durtal d'éprouver qu'il souffre, d'avoir conscience de son nez cassé, des dents qui manquent... et dans la bouche, ce goût de sang.

- Mais non, il n'est pas évanoui, il fait semblant. Voilà qui lui apprendra !

Un coup de pied dans le ventre. Durtal se plie sur lui-même. Il se recroqueville complètement autour d'une douleur intolérable. Des coups de pied cognent dans ses côtes, dans ses bras, dans ses jambes. Il ne les sent même pas. Ils sont comme engloutis dans la douleur du ventre.

Pour la première fois de « l'interrogatoire », Durtal crie.

- Ta gueule ! hurle un policier, et un coup de pied s'abat juste sous le menton. Mais nul n'empêchera Durtal de crier. C'est un hurlement à quoi il ne peut rien. Cela monte de son ventre tordu de mal, cela coule de sa bouche avec la bave et le sang. Il a entendu parfois des bêtes crier ainsi, à l'abattoir – un cri qui vient de plus loin que la gorge, qui sort directement de tous les membres.

- Ça va bien. Je crois qu'il est mûr, dit calmement l'inspecteur.

Durtal sent qu'on l'assied sur une chaise. Un policier trempe un chiffon dans une cuvette. Il le lui passe sur la figure. Détente, soudain. Les muscles se décrispent. Seulement, toujours plus fort, le bourdonnement dans les oreilles, et cette douleur au ventre, tenace.

- Tu vois où cela t'as mené de ne rien dire. Tu nous parleras à présent.

C'est la rengaine qui reprend. Durtal regarde ses bourreaux. Ils n'ont même pas l'air méchant. L'inspecteur cherche soigneusement un porte-plume. Il débouche une bouteille d'encre à long col, telle qu'on n'en trouve plus que dans les administrations. Un des policiers range le chiffon et la cuvette dans un placard. Durtal sent tout autour de lui s'ordonner à nouveau : les murs gris sombre dans le bas, gris plus clair dans le haut ; le petit poêle de fonte. Pourquoi ce poêle ? Il y a contre la porte un radiateur de chauffage central.

- Tu vas répondre, à la fin ?

Un policier l'a pris par la nuque.

- Laisse-le, reprend l'inspecteur. Il faut lui donner le temps de se calmer. Cela ne servirait à rien de le bousculer trop vite. Alors, maintenant, raconte-nous tout, ajoute-t-il, en se tournant vers Durtal.

Encore la même phrase, et quoi d'autre à leur répondre :

- Je ne sais rien. Ce n'est pas moi. J'ai vu deux hommes.

L'inspecteur éclate de rire : « - Et c'est toi qui as fait fuir, simplement en approchant, deux hommes ! » Durtal sent bien l'invraisemblable de la vérité. Que de fois, pourtant, il l'a répétée, cette phrase ! Au début, l'inspecteur et ses policiers se faisaient aimables. Ils lui parlaient poliment en gens prêts à tout comprendre. On lui avait même offert une cigarette. Avec patience on lui avait expliqué que nier sa participation au crime ne servirait à rien. N'avait-on pas retrouvé le couteau, avec ses empreintes à lui, Durtal, sur le manche ? Mieux valait tout de suite reconnaître qu'il avait tué Armand Durand-Fouques, et expliquer pourquoi.

Peu à peu les policiers avaient abandonné comme un accessoire inutile ce ton de politesse. Ils s'étaient mis à tutoyer Durtal, le pressant de questions précises. Ils lui avaient arraché sa cravate, et son col. Désormais, Durtal le comprit bien, il avait à leurs yeux le visage banal de tous les criminels. Il appartenait à leur tout-venant professionnel. Il n'était plus Monsieur Durtal, coupable sans doute, mais avec qui on accepte de discuter.

Puis les policiers avaient fait venir des sandwiches et de la bière. Durtal se sentait faim. Cette épreuve-là, il ne l'avait jamais imaginée. Ils mangeaient des sandwiches au jambon dont l'odeur s'était répandue dans la pièce. Devant cette épreuve inattendue, Durtal avait failli mollir. Un peu plus, il inventait n'importe quelle histoire pour avouer le meurtre de Durand-Fouques.

Après avoir nettoyé la table et versé soigneusement les miettes dans un papier, les policiers avaient repris l'interrogatoire. Enfin étaient venus les coups : si violents, si brusques, que Durtal n'avait éprouvé  aucun sentiment, pas même celui de souffrir.

Maintenant, à travers le brouillard qui lui englue la tête, Durtal entend l'inspecteur dire aux policiers : « Puisqu'il ne parle toujours pas, déshabillez-le. Cela lui éclaircira peut-être les idées. »

On le lève. On lui arrache sa chemise sans prendre la peine de la déboutonner. Elle se coince à son menton tuméfié. S'ils tirent encore, il va recommencer à crier. Heureusement le bouton saute. On fait tomber son pantalon et son slip.

Il est là, tout nu, devant ces trois hommes presque corrects qui le regardent. Cela non plus, il ne l'avait jamais imaginé. Il se sent comme désarmé. On croirait qu'on lui a arraché quelque chose d'autre que ses vêtements, quelque chose à l'intérieur de lui-même, quelque chose autour de sa volonté – de sa volonté qui s'évade de lui, qui s'évapore.

Il se sent plus que nu, lui, quinquagénaire sédentaire, avec son ventre tombant sur des cuisses maigres. Il a honte de tout, de la touffe de poils blancs sur sa poitrine, de sa circoncision, si laide, qui même au collège et au régiment le rendait pudique.

Inventer n'importe quoi pour n'être plus là, tout nu, devant ces trois gars solides. Le regard de l'inspecteur, il le supporterait, mais celui de ces deux grands policiers, fiers de leurs muscles, qui le méprisent beaucoup plus pour son ventre en ballon et ses cuisses ratatinées que pour le crime qu'ils lui imputent. Ah ! maintenant sa culpabilité ne fait plus de doute pour eux. Il le sait bien.

- Vas-tu parler, enfin ?

Une nouvelle gifle secoue toutes les anciennes blessures, les réveille. La douleur du ventre reprend. Durtal est tordu en deux.

- Tiens-toi droit !

Se tenir droit. Toute la volonté de Durtal est absorbée par ce travail. Pourtant il devrait lutter, se défendre : se justifier pour le couteau, dire pourquoi il avait donné rendez-vous à Durand-Fouques, exposer l'affaire Silas, invoquer le témoignage de Lherminette, expliquer pourquoi il a poursuivi Durand-Fouques dans la nuit. Mais c'est trop compliqué, trop confus. Et puis ces charges contre lui, les empreintes digitales, le sang sur son manteau, le témoignage de Leroux. Ah ! se tenir debout, arriver à se tenir droit, sinon on le battrait. On le battrait ? Que lui importe. Mais il ne sait plus. Il ne peut plus ne pas obéir. Sa volonté est éparse autour de lui comme ses vêtements. Se défendre : mais pourquoi se défendre ?

- Puisque tu ne parles toujours pas, tant pis pour toi, mon vieux. On va te mettre à réfléchir.

Maintenant Durtal est debout contre le mur, les mains jointes derrière le dos et toujours nu. Chacun de ses membres lui fait mal. Ses jointures grincent à l'intérieur de lui, elles crient...

Mais cela, il l'a tant imaginé qu'il a l'impression de l'avoir déjà vécu. Que de fois il s'est déjà vu debout contre ce mur, les muscles crispés d'immobilité. Oui, cela, dès le premier jour, il l'avait prévu.