L'éléphant et la fourmi

Sans date

 

La Forêt. Tout autour de nous sa présence implacable. La forêt trop lourde pour que jamais aucune brise ne la pénètre ; la forêt épaisse, dense comme un cinquième élément.

Le jour y règne immense le silence végétal, un silence duveteux, tissé de rumeurs amorties et moites, avec parfois, pour le souligner, le cri d'un singe. Mais la nuit révèle des présences et libère les bruits. Une branche craque. Une panthère miaule ; elle geint comme une femme en travail. Quelque chose rampe sous les lianes. Autour de notre feu s'assemble un nuage brun d'éphémères. Des ailes tombent  partout. Nos mains, notre visage s'engluent dans un frôlement velu.

C'est l'heure de dire des Contes, pour détourner la Peur qui vient. La Peur épaisse et molle comme le vol d'éphémères, la Peur insidieuse comme le rampement sous les feuilles, la Peur qui n'a pas d'objet, qui n'a pas de raison, parce qu'elle est, elle aussi, un élément : le maléfice.

« Bama, dis-nous l'histoire de la fourmi qui défia l'éléphant. »

Cette histoire, nous la savons tous. Mais il faut à tout prix parler ou chanter. Il faut sortir de la peur. Et puis Bama conte bien. Surtout, il ne s'agit pas d'entendre l'histoire – entendre l'histoire, c'est « manières de Blanc », - mais de la vivre.

« Il était vieux et fort, l'éléphant Kwado. Sa peau grise se craquelait comme celle des étangs asséchés. Ses oreilles se déchiquetaient sur les bords comme des feuilles de bananier. C'était un vieux mâle, avec des pointes de deux mètres. Nul comme lui pour renverser un tronc. D'un seul coup, il étripait un buffle. Elle était belle, sa colère. Il fonçait comme la tornade. Il se ramassait comme le nuage de tornade pour bondir tout en éclair, tout en tonnerre, ruisselant sa force comme une cataracte. Ah ! Il était beau de force, Kwado !

« Et pourtant un jour, Kimi, la petite fourmi rouge, le défia. Oui, la petite fourmi, toute menue et déliée. Kwado s’était moqué d'elle. Au fond, elle l'agaçait, car elle était si petite qu'il n'aurait pu l'écraser. Elle aurait toujours trouvé une fissure de la terre où s'abriter. Et puis sa langue taquinait ou égratignait sans cesse, à la futée. Pas sa pareille pour raconter de vilaines histoires, quand une dame éléphant manquait de sagesse, ou quand un jeune éléphanteau, pour courir ou pour jouer s'en allait brader à la ville les défenses de feu son grand-père. Décidément, Kwado n'aimait pas Kimi et, au fond, il en avait un peu peur.

- « Ah ! Kimi, quand te tairas-tu. Tu es à peine grosse comme la puce et tu ne sais même pas sauter comme elle. Prends bien garde de ne pas oublier une de tes pattes. Elles sont si fines que tu ne les vois pas même  toi-même. »

- « Parle toujours, Kwado, parle toujours. Je suis aussi forte que toi. »

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       «  Kwado peine. Il tire. Il souffle. À force, sa jambe lui fait mal et s'enfle. Il avance. Il recule. Il crache de colère par moments. Ses petits yeux sont tout rouges de fureur. Tantôt il pense l'emporter, puis brusquement il est repris en arrière à presque en perdre l'équilibre. Voilà deux heures qu'il lutte ainsi contre l'invisible fourmi. Il n'ose se retourner, de peur de perdre son élan. D'ailleurs, il sait que la fourmi, au bout de la corde, est plus loin que le rideau d'arbres.

« Tout autour de lui, la terre est piétinée, labourée, jonchée de lianes brisées, déchiquetées, hachées. Dans son élan, Kwado a cassé deux des grands kapokiers de la clairière.

« Il ne sera quand même pas vaincu par une fourmi ! il fonce encore. Il butte. Il tombe sur les genoux. Il se relève. Ses jambes saignent. Une de ses défenses s'épointe contre une pierre. Il ruisselle comme s'il sortait du marigot. Il bondit, si violent que la terre tremble. Il souffle. On croirait un orage crépitant aux cimes de la forêt. Il barrit de haine, tant et si fort que tous les singes ont fui et qu'au village les femmes apeurées se sont enfermées dans les cases.

« Kwado lourd comme une montagne, Kwado le vieux mâle du troupeau sera-t-il vaincu par une fourmi ? Sera-t-il vaincu par Kimi, la petite fourmi rouge ?

« Mes Camarades, qu'était-elle, cette fourmi ? Qu'a-t-elle fait, cette fourmi ? Mes Camarades, comment a-t-elle harassé Kwado ? »

Ce qu'a fait la fourmi, nous le savons tous, et Bama le conteur n'a pas besoin de nous questionner. Mais nous nous garderons bien de dire la fin de l'histoire. Au contraire il faut entrer dans son jeu.

«  Eh bien ! poursuit-il, la fin de l'histoire, je vais vous la dire. Kimi était allée porter le même défi à un autre éléphant, le jeune mâle Cakempo. C'est ce Cakempo que dans la clairière voisine elle avait attaché à l'autre bout de la corde. Et Cakempo est un rude éléphant, la trompe batailleuse, le front dur comme un roc, le seul qu'on puisse opposer à Kwado. Surement il lui succédera dans la conduite des Troupeaux. Et Cakempo lui aussi tirait, halait, grognait, barrissait. Chacun des éléphants menait tel tapage qu'il n'entendait pas l'autre. La forêt tremblait, toute secouée comme un manteau qu'on épouille. Telles des cymbales de dieux les montagnes se renvoyaient l'écho de leurs beuglements. Jusqu'au bout de l'Afrique on entendait leurs pas  battre, comme un tam tam de géants.

« Et pendant ce temps, la petite fourmi, Kimi, grimpée au sommet du plus haut des arbres, regardait les deux éléphants l'un et l'autre par elle défiés l'un contre l'autre s'époumoner.