Comment Sidi Abderrahman devint un vrai saint

Forces Nouvelles 10/9/1955

 

Un conte du pays d'Alger

 

La mer était bleue devant Alger, d'un bleu de gorge de colombe, d'un bleu atténué, irisé, diapré de rose. Milles vaguelettes crêtées de lumières y murmuraient la joie du monde. Des rêves venait, capiteuse, l'odeur des orangers en fleurs.

Assis sur son tapis de prières, le saint homme Sidi Abderrahman récitait ses litanies. Porté par les flots, il voguait aussi confiant qu'en un bateau. Les poissons dressaient leur tête d'argent pour mieux voir si étrange embarcation et si singulier équipage. Le vent léger, soufflant au burnous du saint, le poussait au long de la rive. Tout baignait dans le calme et  Sidi Abderrahman était content de Dieu ce matin, content de Dieu qui fit le monde si beau, la mer si bleue, et si blanche la ville en guirlande de fleurs sur la colline, et surtout  Abderrahman si saint qu'un tapis de laine le pouvait porter sur l'eau.

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Qu'est-ce là ? Un chant de flûte ? Iblis le lapidé, Iblis l'affreux démon pleurerait-il dans un roseau son exil ? Une telle musique doit troubler la prière :  Sidi Abderrahman le sait bien. Il sait qu'en entendant la flûte il ne doit plus pouvoir prier. Pourtant il se sent emporté vers Dieu. Plus suave que le chant d'un ange, cette chanson. Les vertus de Dieu glissent sur la mer, emplissent les oreilles du saint, comblent de grâce sa prière. Mais non ! la flûte doit le troubler :  Sidi Abderrahman le sait. Aussi déroulant un pan de son turban et s'en servant comme d'un foc pour mieux gouverner son tapis il s'oriente vers la rive.

Ce n'est pas Iblis, c'est un berger. Un jeune berger souffle, ignorant de ses brebis. Il souffle à en perdre haleine. Il souffle sans même voir le spectacle insolite du saint voguant assis sur un tapis ( Sidi Abderrahman comptait pourtant sur son effet). Il en est pâle et la sueur perle à son front. Qu'importe ! Il souffle et la mer presse plus serrée ses vagues pour qu'elles l'entendent. Et les arbres ont tu leur frisson pour ne pas altérer la pureté de ce chant. Seul parfois, un rossignol donne l'accord.

Mais l'orthodoxie avant tout ! Les vénérés canons de l'intégrisme ont depuis longtemps interdit le chant de la flûte. Qu'ils se servent de leur tapis pour flotter ou pour voler les marabouts assemblés en concile ont défendu qu'on joue de cet instrument. Ce n'est pas le moment de relâcher sa vigilance. Un impertinent n'a-t-il pas été jusqu'à dire « voler ou flotter ce n'est pas si merveilleux puisque les oiseaux et les poissons en font autant » ?

Ah ! Il en entendit, le berger ! Souffler de la flûte, comme un démon ! Ignorer les conciles des saints volants et des saints flottants ! Attenter à l'orthodoxie ! Eh quoi ?... Il prétendait que s'il jouait de la flûte c'était pour prier ?... Mon ami, mon ami, vous êtes un affreux insolent ! On ne prie pas avec une flûte... Que dites-vous ?... Vous remerciez Dieu de vous avoir donné un fils ?... Cette musique est une action de grâce ?... C'est à Dieu que vous offrez une telle musique ?... Mais vous êtes perdu, mon enfant... Ah ! ne dites pas le contraire : vous courez vers la damnation... Mais non, mais non, votre péché est sans excuse... Taisez-vous et appréciez votre bonheur de rencontrer un saint tel que moi... Laissez cette flûte. Enterrez-la. C'est un instrument du diable, vous dis-je... Vous ne savez pas prier autrement ? Mon pauvre enfant, le monde est bien bas.

« Je vais vous enseigner comme on prie ». Et le saint de se prosterner, de réciter cette sourate et puis cette autre, de psalmodier et se balancer, de se courber et se redresser, de s'incliner et se figer, de s'agiter et se fixer. Il récite. Il récite... Le pauvre berger en est coi. Il admire. Il répète. Il imite. Il copie. Il se dandine et il se fige. Il s'incline et il se relève. Il se courbe et il se redresse. Trois jours le saint lui enseigne les pieuses gymnastiques et les dévotes gesticulations. Ah ! Il est bien question de la flûte ! On s'initie. On prie en cadence et selon la rime. On observe les saints canons. Tous les oiseaux de la grève en pantèlent d'admiration. Seul un corbeau – très vieux, déplumé, enroué, rhumatisant – suit d'un air narquois ces mimiques.

Au bout de trois jours l'élève est dressé.  Sidi Abderrahman reprend la mer. Un joli vent de poupe enfle son burnous et le tapis ondule aux vagues. « Que Dieu est grand et que je suis saint ! Comme ce berger va bien prier à présent. » Et dans son âme  Abderrahman se gonfle autant que son burnous.

- « Attendez ! Attendez ! »

- « Qui vient ainsi sur la mer troubler ma méditation ? » , pense le saint.

C'est le berger. Il court. Il vole de vague en vague.

- « Attendez ! Attendez baissez le burnous et mettez le tapis à la cape ! Monseigneur  Abderrahman, que doit-on dire entre la seconde prostration et la troisième litanie ? Je ne sais plus. Pardonnez-moi : je suis un pauvre homme. Avec ma flûte, c'était quand même plus facile. »

De ses pieds nus notre berger frôle la mer. Il n'a pas besoin de tapis pour flotter, lui. Son élan vers Dieu est si fort qu'il le supporte. Point de tapis, vous dis-je. L'inconsciente sainteté suffit.

Sidi Abderrahman a compris. « Laisse les sourates et les génuflexions, dit-il au berger. Prie sur ta flûte puisque Dieu t'a donné de savoir en jouer. Peu importe les mots et les gestes : seul notre cœur donne valeur à notre prière. Va, et déterre ta flûte. »

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C'est de ce jour que reléguant son tapis volant au magasin des accessoires, entre un requin empaillé et des plumes de paon mangées aux vers,  Sidi Abderrahman, donnant à Dieu l'offrande d'un pur amour, devint un vrai saint.