Les jambes de la Reine de Saba

Conte marocain 1954

 

« Je te dis qu'elle a du poil aux jambes. Je te dis qu'elle a de grosses touffes de poil sur les cuisses et sur les jambes, de poils longs, comme les singes. Si je te le dis, c'est que je le sais. D'ailleurs le chef de ses eunuques l'a affirmé au premier gardien de ton sérail, qui l'a répété à la Quatrième Épouse. Ta Reine de Saba, dont on fait tant d'histoire, elle a du poil – et quel poil – plein les jambes. »

Ainsi parlait à son maître la Sulamite, concubine préférée de Salomon.

Tous deux étaient assis dans le jardin secret de la favorite. Un peu fou, ce jardin, où les arums et les roses poussaient apparemment pêle-mêle sous les orangers. Les fleurs n'y étaient pas groupées pour la vue, mais pour l'odorat. Au lieu de l'harmonie des tons, on aurait recherché l'harmonie des parfums. Se promenant au haut des allées de marbre qui surplombaient les plates-bandes on parcourait toute une palette de senteurs. Mais ni Salomon, ni sa favorite ne jouissaient aujourd'hui des parfums si suavement composés. L'un et l'autre ne pensaient qu'à cette affaire de la Reine de Saba.

Après un instant de silence et quelques soupirs si harmonieux qu'elle en pardonna presque à la Reine, la sulamite repris :

« Ce que je t'en dis, c'est pour toi. Tu ne penses tout de même pas que je vais être jalouse, quand tu as déjà trois cents concubines. Une de plus, une de moins... Tu ne sais même pas le nom de la plupart d'entre nous. Heureusement que j'ai ce grain de beauté sur la fesse. Grâce à ce « signe particulier », comme disent les passeports, tu peux toujours me reconnaître. Mais enfin, tu imagines cela, une femme qui a des grosses touffes de poil noir et lisse, de poil de singe, sur les jambes... »

Salomon s'en alla rêveur. Comme on dit à l'Académie Hébraïque : « il en pinçait » pour la Reine de Saba. « Elle est si belle, se disait-il, avec ses voiles transparents qui soulignent sa bouche et son nez bien plus qu'ils ne le cachent. Mais elle aurait du poil aux jambes... Est-ce vrai, après tout ? La Sulamite est parfois mauvaise langue, et elle est jalouse. À chaque épouse nouvelle, c'est toujours un drame. »

Et le pauvre Salomon était tout triste. Elle lui plaisait tant, sa Reine de Saba ! Il en écrivait des vers, comme un collégien :

« Ah ! Baise-moi des baisers de ta bouche !

Ton amour est meilleur que le vin.

Ton nom même est un parfum.

À la cavale de Pharaon

Je te compare, o mon Amie !

Gracieuses sont tes joues entre tes pendeloques,

Ton cou dans les colliers de perles. »

« Mais si elle a du poil sur les jambes ! Et tous les colliers que je lui ai donnés, ce serait de l'argent perdu... »

Salomon, au paroxysme de l'anxiété décida de consulter son Grand Vizir. Les Grands Vizirs ont toujours cent ans. Ils savent beaucoup de choses et en ont encore plus oubliées. Mais les Grands Vizirs sont quelquefois aussi de mauvaise humeur. Leur âge en est la cause. Cette Excellence-ci répondit simplement à Salomon : « Tu m'interroges ? N'as-tu pas écrit toi-même dans l'Écclésiastique : ne te fie pas aux conseils d'une femme contre sa rivale ? »

« C'est vrai, se dit Salomon, mais cela ne me dit pas si la Reine de Saba a du poil aux jambes... »

Et pourtant il était de plus en plus épris. Le soir il emmena sa bien-aimée reine pour une promenade sur le lac. Il espérait un peu qu'en sautant dans la barque elle découvrirait ses jambes, ou qu'il en apercevrait le reflet dans l'eau. Mais elle ramena si prestement ses jupes contre elle qu'il ne vit rien, et une grenouille sauta dans le lac juste à point pour brouiller le reflet.

La promenade fut exquise. Salomon adorait la conversation de la Reine de Saba, car elle ne faisait jamais que l'écouter. La nuit de lune était si pure qu'au lointain la ville semblait découpée dans une neige transparente, où les palmes, sous le vent tiède, donnaient un ballet d'ombre et de lumière. Après la promenade en barque, le Roi et la Reine s'étendirent dans le verger. Les orangers étaient en pleine fleur. La nuit embaumait, capiteuse, et les cyprès de flamme noire mêlant leur cime aux étoiles donnaient une ampleur métaphysique à la volupté du jardin. Tandis que bruissaient tout alentour les seguïas et que crissaient légèrement les moulins, Salomon récita de bout en bout le Livre de la Sagesse, trouvant décidément que la Reine avait beaucoup d'esprit.

Seulement, il ne savait toujours pas si elle avait du poil aux jambes.

Il n'en vivait plus. Il maigrissait et son ventre ne descendait désormais pas plus bas que ses genoux – et pourtant, comme il était grand roi, il pesait d'ordinaire dans les cent cinquante kilos. Ses ministres s'en effrayaient. On consulta les prophètes. Aucun ne donna de conseil valable. Chacun possédait son rituel propre, se démenait, se tailladait, bâtissait des maisonnettes de boue, avalait des cloportes et des scolopendres – un spectacle à faire concurrence à tous les cinémas de Jérusalem – mais de remède, on n'en trouvait pas.

Enfin, la Dernière Épouse du roi eut une idée (une petite à laquelle il n'avait jamais accordé d'attention, et qu'il avait achetée aux dernières soldes, pour faire plaisir à son fournisseur). Il lui avait fait construire un pavillon bon marché, quelque chose comme le Courant de l'époque, puis il l'avait oubliée.

« Le Roi, dit la Dernière Épouse, veut savoir si la Reine de Saba a du poil aux jambes ? Pourquoi n'édifie-t-il  pas une salle dont le parquet serait un miroir. Ainsi verrait-il à son aise les augustes jambes. »

L'idée plut. Architectes et maçons furent convoqués. On bâtit tout spécialement un pavillon de faïence. Son toit de zeliges vertes reposait sur des colonnes si fines qu'il semblait flotter, comme un nuage. Dans la salle centrale, au plafond de stuc ajouré, le sol était de miroir, ainsi que la petite épouse l'avait proposé.

Vint le jour de l'inauguration. Des orchestres jouaient sous la colonnade. On distribuait des sorbets et des cornes de gazelles devant la porte, mais nul ne devait entrer dans la salle avant le Roi et la Reine.

Celle-ci arriva juste après le Roi. Elle avança sur les miroirs. Tous se penchèrent avec une curiosité qui n'était pas seulement impure...

… La Reine n'avait pas de poil aux jambes.

Et pourtant Salomon n'était pas heureux. Regrettait-il les touffes noires et luisantes ? Je ne sais, mais le mystère éclairci, la Reine perdit à ses yeux tout attrait. Le soir même il la laissa repartir pour son pays, sans même lui dire au revoir, pressé de rejoindre la Dernière Épouse dans le pavillon Courant. Et comme il était un homme plein de sagesse, au point de couper les enfants en tranche égales, il offrit à la jeune épouse en cadeau de noces, un des colliers de la Reine de Saba qu'il lui avait subrepticement repris avant son départ...

Quant à la Sulamite, elle ragea.