Ballade pour la mer triste

Conte marocain

sans date

 

Et l'enfant, me prenant la main, me dit : « Regarde comme cette mer est triste. »

Oui, elle était triste, l'inféconde. Elle était triste cette mer que ne labourait aucun vaisseau. Verte, malgré l'azur violent du ciel ; Mouvante d'un long frisson venu du large. Le jour était calme pourtant, si calme qu'aucune ride ne parcourait les champs printaniers, tout en fleurs. Et sur la campagne d'émail légèrement vert, - le vert pâle de marguerites en une profusion sans fissure -, roulait le gémissement des eaux.

« Tu sais pourquoi la mer est triste ? », me dit l'Enfant, tournant vers moi ses yeux demi anxieux, demi apaisés de gazelle qu'on apprivoise.

Il s'assit parmi les marguerites, ramenant jusque sur ses pieds la djellabah qui donnait à sa petite silhouette quelque chose de religieux. Il regarda longuement encore le ciel si bleu ; les champs jaune vif ou vert pâle, avec parfois, pour les souligner, la tache blanche d'un marabout, et la mer terne et presque bourbeuse que la barre mêle continuement de graviers et de débris d'algues.

« Autrefois cet océan, reprit-il, il était bleu. Aussi bleu que l'est encore, paraît-il, la Mer qui  baigne l'autre côté de notre pays. Des villes blanches s'y reflétaient, la frangeant comme d'une guirlande de jasmin. En ce temps là régnait un Empereur à Safi.  Tu ne sais pas comme dans ce temps, il était beau notre pays. Des palais plus vastes que ceux de Rabat faisaient miroiter leurs zéliges vertes jusque dans les plus lointaines campagnes. Sur cette plaine s'étendaient à l'infini des vergers. On y dressait des tentes, et le soir, quand s'exaspère tellement l'odeur des orangers qu'on en est ivre, on dansait des danses plus belles que celles des Chleuhs. Même les femmes dansaient parfois. Dans ce temps là des vaisseaux fleurissaient la mer, de grands vaisseaux à voile rouge pour qu'on n'y voie pas le sang. Ils apportaient à Safi les merveilles qu'ils avaient arrachées aux chrétiens. Et les palais n'étaient pas revêtus de faïence, mais de saphirs et de rubis, et comme vitres on leur avait taillé d'immenses aigues-marines.

« Mais c'est aussi un de ces vaisseaux qui nous apporta le malheur. »

Peu à peu la voix de l'Enfant s'était haussée jusqu'à la mélopée. Il se balançait en chantant les vers l'un après l'autre improvisé.

« Oui, c'est un de ces vaisseaux qui nous apporta le malheur...

« Parmi les vaisselles d'argent, les pièces de soie, les fourrures, il débarqua une captive chrétienne. Elle était belle, si belle, et si triste aussi, que le Sultan s'en éprit et l'emmena dans son Palais.

« Mais la captive était toujours triste, et elle ne parlait jamais. En vain le Sultan lui donna-t-il son plus bel appartement, tout en haut du Palais, si haut qu'on y était mêlé au vol des oiseaux. Un appartement où les odeurs des orangers et des lys, venues des jardins, se composaient subtilement. Dans chacune de ces salles des jets d'eau entretenaient une fraîcheur de grotte. Même au plus chaud de l'été aucune fleur ne s'y étiolait. L'empereur n’y traitait pas la captive en esclave, mais en sultane. Il lui avait donné des servantes parmi les filles les plus nobles du pays. Lui-même venait chaque soir, et tout le temps qu'il restait là, des orchestres jouaient dont la musique arrivait assourdie par des portières de pourpre. En vain : la captive ne parlait jamais. Tout le jour elle contemplait la mer, et la vue des mouettes qui tournaient en criant au dessus du Palais lui arrachait des larmes. À peine mangeait-elle quelques cuillerées de confiture de roses ou de fleurs d'orangers, refusant toute autre nourriture. Elle pâlissait, et ses yeux devenaient si grands et si pleins d'angoisse, qu'ils en dévoraient son visage. Mais jamais ses yeux ne regardaient l'Empereur. Ils se tournaient toujours plus obstinément vers la mer – vers la mer où un à un elle jetait parfois ses bijoux comme si elle avait voulu l'épouser. Si bien que sous ses fenêtres le Sultan avait posté des plongeurs qui allaient rechercher les gemmes au fond des eaux.

« Peu à peu l'Empereur lui aussi devint triste. « La captive lui a jeté un sort », commençait-on de murmurer dans le pays, et les Vizirs se demandaient s'il ne conviendrait pas d'empoisonner les confitures de roses. Mais ils avaient peur du Sultan et que le chagrin de perdre sa captive ne le portât à quelque extrémité.

« On ne s'abordait plus qu'à voix basse dans le Palais, et déjà plusieurs des Princes avaient noué des intrigues pour s'assurer la succession. Le Grand Vizir, qui se savait haï par certains d'entre eux en devenait aussi vert que son turban. La peur lui rendit quelque chose de la jeunesse, et même il eut une idée, ce qui arrive rarement au Grands Vizirs.

« Pourquoi mon Bien Aimé Maître, (qu'Allah le comble d'années et lui fasse voir les arrière petits enfants de ses arrière petits enfants) pourquoi mon Bien Aimé Maître, dit-il au Sultan, ne ferait-il pas construire à sa captive un palais dans le style de son pays chrétien. Visiblement elle souffre de nostalgie. Ne regarde-t-elle pas la mer et ses vaisseaux tout le long du jour ? Les oiseaux du large ne la font-ils pas pleurer d'envie ? Construis un palais de pierres grises, comme on en a parait-il chez elle. Parmi tes captifs chrétiens tu as sûrement des architectes, des tailleurs de pierre, des maçons. »

« L'idée parut si bonne au Sultan qu'il fit au Grand Vizir cadeau d'un Prince de ses ennemis à torturer tout à sa guise. Le Sultan en profita pour confisquer les biens de ce prince et vendre ses femmes et ses enfants.

« Dès que le palais commença de sortir de terre, l'Empereur y mena sa captive. Elle était déjà si faible qu'on dut la porter en litière. À peine en arrivant regarda-t-elle la construction, mais seulement les hirondelles qui s'assemblaient pour le départ. Le Sultan déjà se désolait et se demandait si le Vizir ne s'était pas trompé et s'il ne ferait pas bien, en punition, de l'écorcher vif... »

- « On comprend que les vizirs n'aient pas souvent des idées », interrompis-je.

L'Enfant-qui-ne-sourit-jamais eut un geste d'impatience : « Pourquoi plaisantes-tu toujours ? » Et il se tut.

- « Continue, je te supplie. J'aimais ton histoire. »

- « Alors, tais-toi... Oui, pour commencer à peine la captive regarda-t-elle la construction jusqu'au moment où, entrant dans une des salles, elle vit un jeune sculpteur qui achevait une tête d'Ange. Le Sultan avait voulu que tout fût comme dans les maisons des Chrétiens, et même il y avait des statues, et des images de leurs marabouts à eux, et de Iassa, et de Lalla Mariam. Ce jeune sculpteur taillait ces images divinement. De sa gouge et de son marteau il suscitait une telle vie dans ces figures qu'on les eut crues animées par un Djoun. N'en était-il pas un lui-même ? Devant son pouvoir d'évoquer ainsi la vie, certains l'affirmaient.

« Ces images rappelèrent-elles à la captive son pays et sa maison ? Elle se fit expliquer chaque statue. Elle les commenta, et même elle voulut tout de suite emporter dans son appartement un saint de bois que dans les heures lentes de son esclavage le jeune sculpteur avait façonné. Le soir même, tout animée de plaisir, la captive mangea une grive en plus des ses confitures, et aussi, je crois, une corne de gazelle.

« La construction du Palais devint comme son but dans la vie. Elle en avait des plans dans sa chambre. Elle se passionnait pour son ordonnance. Ainsi demanda-t-elle qu'on ajoutât des porches sculptés sur chacune des façades, avec des saints comme vous en avez dans vos églises. Elle avait repris les couleurs de la vie, et les mouettes criant au dessus des toits ne la faisaient plus soupirer. Les hirondelles partirent, puis revinrent, mais leur migration ne la troublait plus.

« Chaque jour elle se rendait au nouveau palais déjà haut de deux étages. Parfois l'Empereur l'accompagnait, mais elle s'y rendait seule aussi. Elle s'asseyait sur un bloc de pierre. Insoucieuse de la poussière blanche qui lui ternissait les cheveux, elle regardait sous le ciseau voler les éclats de grès ou de marbre. Quand elle était là, le jeune sculpteur redoublait d'ardeur. La pierre sonnait sous les assauts  de son maillet. Elle chantait clair et net comme une cymbale. Mais parfois aussi – et de plus en plus souvent – on n'entendait rien : à peine un frôlement et comme un soupir. Peut-être l'artiste polissait-il l'aile d'un ange ?

« Tel était le silence, un soir que l'Empereur survint à l'improviste. Ayant terminé ses audiences plus tôt qu'il ne pensait, il était venu rechercher la captive, comme il le faisait souvent, heureux de parcourir avec elle les grandes terrasses qui tout aux alentours du Palais bordaient la mer. Aucun bruit, sinon le roucoulement des colombes familières que la captive avait données au sculpteur pour lui tenir compagnie. Aucun mouvement dans le palais, sinon le balancement des palmes sous la brise. Aucun soupir, sinon ce frisson comme d'un jet d'eau dans la vasque, et ce frémissement... sans doute les orangers dans le cloître, et le craquement d'une grenade mure. Non, tout le palais reposait en silence, comme saisi d'enchantement, le palais où penchés à la margelle du puits deux captifs étroitement enlacés se murmuraient des mots d'amour.

« Je ne te dirai pas quels furent les cris du Sultan, ni ses imprécations. Le sculpteur fut enchaîné à une des colonnes même du cloître, et les bourreaux les plus savants se relayèrent pour tirer de son corps toute la douleur qu'il pouvait contenir. Et jusqu'à ce qu'il expirât, la captive fut maintenue devant lui, les yeux ouverts de force. Parfois elle s'évanouissait, mais très vite on la ranimait. Et des médecins la soutenaient d'aromates afin que la mort ne vint lui épargner un peu des souffrances de son bien-aimé.

« Quand, après plusieurs jours atroces, il fut mort, on attacha une énorme pierre aux pieds de la captive, et on la jeta dans la mer.

« C'est depuis lors que les flots sont devenus verts et si tristes, et que sur leurs bords ils se cuivrent comme les cheveux blonds de la chrétienne, et que les vaisseaux qui ne pouvaient plus aborder sans que les enlaçât une violente vague ont quitté la mer.