La maison sans bonheur

 

Quand on pénètre dans la grande maison blanche, on est saisi de son parfum, le parfum des très vieilles choses qui meurent. Pourtant le rire des enfants n'a pas fini de résonner entre ses murs ; un chapeau de jardin pend à un bois de cerf, avec son ruban où s'inscrit en lettres d'or le nom d'un bateau ; une pelle traîne insolite près d'une banquette.

Mais la grande maison blanche s'est fermée sur ses souvenirs. Dans les chambres aux damas jaunes, des objets ridicules et charmants évoquent les aïeules, les coffrets à bijoux en ont gardé l'odeur. Au mur, sous des verres bombés, s'enlacent en initiales les cheveux de jeunes femmes mortes en couche... Les enfants n'aiment pas la grande maison blanche. Elle n'entre pas dans leurs jeux. Elle appartient trop à d'autres enfants qu'ils n'ont pas connus, des petites filles dont le pantalon dépassait la jupe, des petits garçons en chapeau de paille noire, comme Paul dans les gravures « Les vacances ». A peine la maison suscite-t-elle leurs rêves. Cette écaille de tortue, les coques gravées, leur a-t-on dit, par des bagnards... Mais la grande maison, avec ses lits à courtine, ses tables chargées de porcelaine, leur parle un langage inconnu.

Ils n'y rentrent que le soir. S'il pleut, ils préfèrent les écuries, désormais abandonnées, où des plaques de faïence portent le nom des anciens chevaux. Gennetine, ou bien la mystérieuse sellerie dont les harnais luisent sous la pénombre comme au fond des eaux de merveilleuses épaves.

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C'en est fini de la grande maison blanche. Les fenêtres sans rideaux ont l’aspect morne des yeux d'aveugles. La vieille maison ne croulera pas doucement dans l'oubli des ans, avec un jardin qu'envahit chaque jour le mystère... Les bûcherons sont venus. Dans le parc déshonoré traîne le cordeau des lotisseurs.

Et les enfants s'en sont allés... On a vendu les coffrets des aïeules. Leur souvenir ne sommeille plus aux chambres closes. Sur les murs jonchés de clous les beaux damas se déchirent, et seule obsède son esprit, dans les corridors dépeuplés de rêve, cette folle au visage d'oiseau qui tout le jour hochait la tête...

La grande maison blanche est morte. Elle est morte de ne pas avoir abrité le bonheur. Elle est morte de ne pas avoir accueilli le rire des enfants.

Une banque l'a louée pour y abriter ses coffres en cas de guerre.