Les Rois Mages

1942

Aujourd'hui, mon fils, je suis un peu las pour te parler vraiment de l'aventure de la Grâce. Tu m'as entraîné dans une course qui ne convient plus à mon âge. Qu'elles étaient belles pourtant les montagnes de neige glacée où crissaient nos skis. L'air était pur, il réglait un absolu silence. Quand la nuit vint, te rappelles-tu, nous montions une côte. Nous n'avions devant nous que le champ des étoiles. Nous allions déboucher parmi elles. D'un élan de nos skis au haut de la côte, n'allons-nous pas nous projeter dans l'infini sidéral ?

 Mais au haut de la côte, sur le champ des étoiles, trois montagnes s'élevaient. Avec leur long manteau de lune, elles semblaient trois mages à genoux qui guettaient l'étoile nouvelle. Et je me suis rappelé  cette histoire des rois mages que dans ton enfance je te racontais.

Ils étaient trois mages dans les pays d'Orient. Melchior et Balthazar avaient de longues barbes blanches. Leur vie s'était consumée devant les étoiles à les contempler. Chaque soir ils montaient sur des terrasses si hautes, qu'on ne voyait plus autour de soi que le ciel fourmillant de mondes. En vain s'élevaient à eux les effluves de la campagne, en vain glissait sur le silence le piétinement lointain d'un troupeau, ils ne les distrayaient pas de leur ardente recherche. Melchior et Balthazar savaient  les phases de la lune. Pour eux elle n'était pas simplement le visage mystérieux qui dans chaque ruisseau s'éparpille en écailles d'or, elle était la lampe sereine de leur connaissance. Ils savaient aussi le déplacement des étoiles sur l'axe invisible du ciel, et les nuits d'août quand pleuvent au travers du ciel les météores, tels les grains au travers du van, ils savaient que la terre traversait des mondes éteints à jamais dispersés dans l'espace.

Gaspard était leur disciple. Il avait seize ans. Ses yeux depuis son enfance avait tant miré les étoiles qu'ils semblaient en garder l'éclat. Maintenant que la vue de Melchior et de Balthazar faiblissait, Gaspard leur signalait la montée des astres. Les deux vieillards le chérissaient et ils lui enseignaient la science des mondes et que tout se tient dans l'univers : chacune de nos pensées suscite une étoile.

Un soir – qu'il était doux ce soir d'hiver sur la terrasse ! Aucune bise. L'air longtemps reposé sur les neiges était si absolument inodore qu'il semblait que ce lui fût une nouvelle saveur ? Pas de lune, et toutes les étoiles s'étaient assemblées autour de la terrasse comme en procession. « Quel est cet astre brillant qui venu du nord traverse la Grande Ourse », demanda Gaspard. « Aucune étoile ne monte à travers la Grande Ourse un soir de décembre » répondirent ses maîtres. « Voyez-la, elle devient si vive que vous la percevrez sans peine. » Une étoile bleue montait au ciel, si brillante que tous les astres en étaient comme des clous ternis. Sur son passage, d'eux-mêmes ils s'éteignaient. Ils paraissaient s'incliner, frémissant : un agenouillement des mondes.

« Il est né » dit Melchior, qui était le plus vieux. « Il est né » dit Balthazar. « Vois-tu, Gaspard, voici des millénaires que la terre attend un sauveur. Une vierge doit enfanter là-bas, dans le Royaume de Judée, par delà les montagnes et les déserts. Cet enfant sera Saint et l'Élu du Très Haut. Il n'éteindra pas la lampe qui fume encore, il ne brisera pas le jonc qui ploie. C'est l'Emmanuel, l'espoir des Nations. Ah ! que nous ne mourions pas, que nous ne l'ayons vu. Partons, partons immédiatement. Garde tes yeux fixés sur  l'Étoile, tu es le plus pur, tu nous guideras. »

Et très vite le Mages firent seller des chameaux et des éléphants. Ils étaient vieux, ils eussent pu hésiter à parcourir des pays étranges. Quels périls ils allaient affronter ! Ils traverseraient des territoires ennemis, le froid.

Très vite les mages préparèrent leurs colis. Sur le dos de leurs chameaux ils firent charger les dons qu'ils apporteraient à Jésus. Melchior, un coffret d'encens précieux, extrait des pins les plus élevés des montagnes, en signe de divinité, Balthazar, en signe de royauté, de l'or sans alliage, mais Gaspard ne possédait rien. Et il cherchait dans toute la maison ce qu'il pourrait bien donner au petit Jésus. Il ne possédait qu'un vase de myrrhe, elle est signe de la douleur, un cadeau que l'on n'offre pas – mais comme il ne possédait rien d'autre, et qu'il voulait aussi donner un présent, sous la charge d'un des chameaux, il cacha le vase.

Longue fut la route pour les rois mages. Ils ne reverraient peut-être jamais les hautes terrasses de Chaldée, jamais ils ne reprendraient leurs contemplations silencieuses. Mais ils avaient la foi. Leur âme était toute de ferveur. Mon fils, on ne fait rien si l'on n'est prêt comme les mages à partir  sur un signe, sans même se retourner vers le bonheur qu'on délaisse. Tout ce que tu entreprends, entreprends le dans la foi. Crois à ta vie, crois à ton âme, crois à l'efficience de ton action. Alors tu oseras. Tu seras fort. Tu seras grand. O mon fils, sois une âme qui croit.

Le halo d'enfance qui donnait à ses traits un contour imprécis ne flottait plus sur le visage de Gaspard. L'ombre duveteuse de ses joues s'était précisée en un contour net et viril. Un beau jeune homme désormais, fier et pur, un peu ton visage mon fils. Les mages avaient passé des défilés de rocs si abrupts que jamais n'y pénétrait le soleil. L'air cloisonné dans des gorges avait la même senteur que les eaux mortes. Mais un jour les montagnes s'aplanirent, de souples mamelons se succédaient vers l'horizon et tout à coup par delà les houles reposées des collines surgit la mer.

Les voyageurs s'arrêtèrent. Immensément bleue, étale, son azur accru par l'acide verdure des rives, la mer s'étendait devant eux. Des îles dormaient allongées aux confins des plages. Les Mages n'avaient jamais vu la mer. Ils crurent en un second ciel. Tant d'azur et le soleil répercuté par l'éclat sonore des vagues les grisèrent. Il l'avaient devant eux, le pays de l'Emmanuel. L'Étoile les avait bien guidés. Parfois ils avaient douté, par ces interminables chevauchées nocturnes, et pourtant, même lorsqu'il neigeait, même au passage fouetté des vents, par une échancrure de nuages, elle brillait leur étoile, et très vite ils s'étaient raffermis, car ils croyaient.

Au milieu du pays, dressée sur un mont, s'élevait une ville tout entourée de remparts. Elle était si ramassée dans ses murs que les parties s'en tenaient ensemble. Dans le jour naissant entre les toits en terrasse des fumées montaient. On eût dit au dessus de la ville comme un panache de plumes.

Par des sentiers ombrés et odorants de figuiers les mages gagnèrent la ville. « Comment se nomme cette ville » demandèrent-ils aux passants : « Jérusalem » leur répondit-on. Mais les passants s'étonnaient qu'ils ne connaissent pas la ville, et qu'ils voyagent ainsi sans rien savoir des pays qu'ils abordaient. Alors les mages racontèrent qu'une étoile les avait guidés, et qu'ils cherchaient l'élu des nations qui venait de naître. Les gens pensèrent que ces vieillards et ce petit jeune homme étaient un peu fous, mais comme les mages voyageaient en grand équipage, on s'abstint de toute remarque. Pourtant on jugea prudent, puisqu'ils parlaient d'un roi et que tout ceci touchait à la politique, de les envoyer à Hérode.

Le Tétrarque de Galilée fut bien heureux quand il apprit la venue des rois mages. Avec leurs chameaux lourdement chargés, leurs éléphants parés de joyaux comme des courtisanes, la meute de leurs serviteurs blancs et noirs où l'on devinait à leur voix perçante les eunuques, ils offraient au monarque fatigué de sa puissance et dont aucune fantaisie ne pouvait plus distraire l'ennui, un spectacle inaccoutumé. C'est avec de grandes marques de distinction que furent reçus les mages. Hérode était heureux d'étaler ses trésors à des étrangers. Ils en acquerraient un prix qu'il ne leur connaissait plus. Ce furent des banquets au son des flûtes. Des jongleurs y montraient leur art. Ce furent des danses où des captives peu vêtues versaient une ivresse plus capiteuse que le vin. Le dernier soir, Hérode voulut que dansât Hérodiade. Sans doute, depuis qu'elle n'était plus la femme de Philippe et qu'il en avait fait son épouse légitime, ne l'intéressait-elle plus beaucoup. Mais il la savait belle. Il voulait en éblouir ces étrangers. Hérodiade dansa comme plus tard devait danser Salomé, elle dansa la même danse. Les mages en étaient émus, mais ils n'étaient quand même pas trop contents, à cause du petit Gaspard. Celui-ci pourtant ne voyait que la merveilleuse arabesque décrite par ce corps impudique dont il ne sentait pas l'impudeur. Tout restait pur à ses yeux. La danse d'Hérodiade était pour lui comme le mouvement des étoiles : un rythme. Il en saisissait l'harmonie sans en percevoir l'intention capiteuse, et les parfums de cette chair n'évoquaient aucune image en lui.

Comme les mages avaient bu un peu trop de vin de Palestine, et que la danse d'Hérodiade avait troublé leur esprit, Hérode pensa le moment venu de les interroger sur l'objet de leur voyage. On lui avait vaguement parlé d'un nouveau roi. Son esprit en concevait de l'inquiétude. Avait-il tant intrigué, tant assassiné pour se voir dépossédé de sa couronne. Les mages lui dirent qu'ils cherchaient le messie qui devait exercer l'universelle royauté. C'est à Bethléem de Judée qu'il devait naître, du moins les prêtres juifs le leur avaient affirmé. Jusqu'ici, ils avaient été guidés par une étoile... Mais Hérode ne les écoutait pas beaucoup, avec une patience presque méthodique il déchirait les franges de sa robe. « S'il en est ainsi, dit-il, quand les mages eurent achevé leur discours, j'irai moi aussi à Bethléem l'adorer. Quand vous l'aurez trouvé ne manquez pas de m'en instruire. »

Au soir les mages reprirent leur route. L'étoile était de nouveau dans le ciel et plus brillante que Vénus les guidait. Elle étincelait dans le soir laiteux tendu de rose et de bleu pâle. Qu'il était paisible ce soir d'Orient, la terre exsudait la lumière de tout un jour. On eût dit une buée de lumière. Brève minute, mais le crépuscule n'était pas entièrement apaisé que l'étoile, à l'orée de Bethléem se posait devant une étable. Était-ce le palais de ce nouveau monarque ? Pourtant l'étoile ne bougeait plus. Et comme les mages croyaient on vit ces rois tout parés d'or, avec la multitude de leurs chameaux, et leurs esclaves et leurs eunuques, et leurs éléphants dont le pas faisait sonner la terre, s'agenouiller devant un enfant – un petit enfant de pauvre qui dormait dans une mangeoire.

Et les mages sortirent leurs présents. Dans un encensoir serti de diamants, Melchior brula l'encens. Une senteur acre et douce se répandit dans l'étable. On eut dit l'effluve des forêts lointaines quand sous les cèdres le soleil darde. Balthazar répandit l'or au pied du Seigneur, ce fut un ruissellement comme un cours d'eau sous la lune. Le petit Gaspard était allé chercher sous la selle de son chameau son pot de myrrhe. Il en répandit le contenu sur le pied de l'enfant, et avec amour il les baisa. On dit que l'enfant Jésus accueillit avec une gravité royale les dons de Melchior et de Balthazar, mais qu'à l'offrande de Gaspard il eût un tendre sourire.

Et les mages s'en retournèrent. Un songe les avertit qu'Hérode voulait tuer l'enfant. Ils évitèrent Jérusalem.

Ils revinrent dans leur pays. On fit liesse, car on désespérait de les revoir. Mais lorsqu'ils dirent n'avoir vu qu'un bébé vagissant dans une étable, on se gaussa d'eux. Peu leur importait. Ils croyaient, t'ai-je dit.

Melchior mourut, Balthazar le suivit de près. L'un et l'autre moururent dans la joie. Ils allaient retrouver l'enfant qu'ils avaient tant cherché, dirent-ils. Gaspard vécut longtemps, mais jusqu'à l'extrême vieillesse il ne voyait jamais un enfant sans pleurer.