Achmet

ou

l'homme qui voulait remonter le cours

du temps

 

1942 Divertissement

 

« Vous n'imaginerez pas sa dernière invention, Madame Saül, non, vous ne l'imaginerez pas. » Madame Achmet, dans l'arrière-boutique de Madame Saül, la pâtissière, épanchait son cœur. D'un regard indigné elle prit à témoin les piles luisantes de craquelins tout ruisselants de graisse et de sucre. « Eh bien, voilà, Madame Saül , il veut remonter le cours du temps, comme il dit. Le voilà qui veut son dîner à l'aube, et son café du matin pour le lever de la lune. Et il veut que nous nous plions à ce régime. Les servantes n'en peuvent plus de tout faire à l'envers. Nous nous couchons quand tout le monde se lève, nous sortons quand le Muezzin annonce la prière du soir. Et ce sont des querelles, parce que les chiens aboient à la lune et non au soleil. Il m'a gourmandée de ne pas vouloir que l'on traie les vaches au milieu de la nuit (pour qu'elles tarissent !), et il parle de tuer notre coq parce que cette bête chante la venue de l'aube. »

Madame Achmet eut continué longtemps sur ce registre ses plaintes. Elle les accompagnait de petits gloussements aigus, et d'une mimique qui signifiait les sanglots en lui épargnant la peine de s'y abandonner vraiment. Elle frottait un peu ses yeux du revers de sa manche, pressait la main droite sur ses seins leur imprimant un mouvement pendulaire et se penchait deux ou trois fois en avant. « Un homme qui était si bon, qui n'avait pas plus de trente femmes pour que chacune connût le plaisir une fois par mois. Et même j'avais souvent deux fois mon tour... ».

Madame Saül n'était déjà plus là. Les Kromics pouvaient brûler dans le four ! La nouvelle n'attendrait pas une minute de plus d'être narrée dans toute la ville. Quel succès, quand elle arriverait au cimetière conter pareil événement. M. Achmet, le vieil horloger, si riche et considéré, quelqu'un de presque aussi important qu'un percepteur ou un huissier, devenait fou ! Elle ferait durer le plaisir. Elle poserait des charades, pour exciter l'imagination de ses amies. La folie de M. Achmet grossissait au fur et à mesure que Madame Saül approchait du cimetière. C'était un martyre qu'il imposait à ses femmes et à leurs servantes. Il les obligeait à commencer leurs phrases par la fin et les battaient si elles se trompaient. Quand une vache mettait bas, il fallait compter neuf mois pour la mener au taureau, etc...etc... L'imagination de Madame Saül s'épuisait à broder sur ce thème. Elle mettait tout à l'envers au point de ne plus s'y reconnaître. A la porte du cimetière, elle ne savait plus bien qui d'elle ou de M. Achmet était fou et elle faillit commencer sa première phrase par la fin dans un état si voisin du délire que ses amis ne l'eussent pas crue si le scandale divulgué n'avait été de telle qualité, si affriolant  à conter bientôt dans tous les harems.

Quant à Madame Achmet, elle rentra  chez elle ne sachant pas si elle devait être plus affectée de la folie de son mari ou du brusque départ de Madame Saül. « Quelles manières » se disait-elle. « Ma chère mère qui était la fille de Sadik le puisatier et la petite-fille de Morak le blanchisseur, et l'arrière-petite-fille de Balck le rétameur, avait raison. On ne doit pas fréquenter de si petites gens. Et sa mère avait pour trisaïeul Mohammed l'ébéniste, et pour quadraïeul Fouad le tisserand... ». Madame Achmet arrive chez elle que sa généalogie n'était pas encore épuisée, mais comme dit l'honorable M. Tronson, deuxième supérieur de l'Oratoire, elle y avait puisé de très grandes consolations.

 

II

 

Quand Madame Achmet rentra, elle trouva son mari gravement occupé à démonter ses pendules. Depuis plusieurs jours il ne quittait plus ce travail, entouré de disques dentelés qui brillaient au soleil, de ressorts si délicats qu'il ne les prenait qu'avec des pinces d'or, de boîtiers dont le métal à force d'être poli en était devenu presque transparent. Il n'entendit même pas sa femme épancher sa mauvaise humeur contre cette Madame Saül dont les manières n'étaient pas acceptables. En voilà à qui il faudrait encore demander l'arriéré de leurs termes, et qu'il faudrait jeter dehors au plus vite, et faire périr de faim et même quelque chose d'autre si on pouvait. Achmet était trop absorbé dans son travail pour écouter sa femme. De toutes façons d'ailleurs, les plaintes de cette digne personne n'eussent trouvé que peu d'écho, et les Saül fussent demeurés longtemps dans la maison qu'ils louaient aux Achmet . En effet, s'il n'avait entendu sa femme, Achmet n'eut pas manqué de la jeter dehors avec un coup de pied soigneusement appliqué dans la partie la plus rebondissante de cette respectable personne, afin de lui apprendre à quitter le pavillon des femmes. Mais Achmet ne l'entendait pas.

Achmet depuis huit jours démontait ses pendules  et les remontait à l'envers intervertissant la succession des heures. Des pendules, il en avait plein sa maison. Comme il en connaissait tous les mécanismes ! N'avait-il pas monté la fameuse clepsydre du Shah de Perse, et l'horloge astronomique du sultan, et cette pendule du roi de France dont la sonnerie était si légère qu'elle semblait ne devoir marquer que des heures d'amour. Il avait appliqué à ses pendules son goût inné de l'équilibre et de la perfection. C'est à elles qu'il pensait, quand, libéré de ses femmes et des soucis domestiques, il se reposait sur sa merveilleuse terrasse. Si haute était cette terrasse que la terre semblait abolie, on voguait à la cime des arbres dont les espèces touffues cachaient le sol et en quelque sorte vous en préservait. On était projeté dans le ciel, entièrement livré au monde fourmillant des astres, vers quoi quelques cyprès plus haut dressés guidaient l'âme. Quand soufflait le vent des montagnes fouillant les branches qu'il retroussait en un clair scintillement, cette agitation même vous pénétrait la chair. On se sentait perdu dans les éléments, et seul, vers la gauche, l'horizon égal du désert vous rattachait au sol par ce que celui-ci a de métaphysiquement simple et déjà spirituel.

L'amour des pendules, le goût de leur mécanisme précis tranchant les heures, avait porté Achmet à se poser le problème du temps. Il y songeait souvent, quand déliée des liens terrestres son âme flottait dans le long crépuscule apaisé, sur la terrasse. « Pourquoi, se disait Achmet, les heures se succèdent-elles toujours dans le même sens ? Aucun homme n'en remontera-t-il le cours comme le nageur fait le fleuve ? La vie n'a-t-il qu'un sens, et nous entraîne-t-elle invariablement vers la mort ? Où tombent les heures perdues ? Ne les retrouverons-nous jamais plus ? Ne redeviendrais-je jamais l'enfant qui, de tels soirs, l'âme saisie d'une ferveur religieuse, délaissait ses jeux pour converser avec les princesses imaginaires qu'il découvrait dans les étoiles ! Jamais plus ! Se disait Achmet.

L'odeur des lilas flottant dans la pénombre prêtait à sa rêverie métaphysique un attrait sensuel. Ce problème, il lui semblait devoir l'étreindre comme une épousée. Et c'est ainsi qu'il avait décidé de s'obliger à vivre à l'envers, redressant le cours du temps, par un effort sans défaillance remontant une à une les heures déjà écoulées. Pour y parvenir, il avait dû imposer une discipline à sa maison. Négligeant les cris de ses femmes, il les obligeait à vivre selon son rythme, intervertissant l'ordre des repas, renversant la liturgie intime de sa maison. Quelques bons coups de martinet avaient d'ailleurs amené ses femmes à une juste compréhension de leur devoir, et Achmet ne doutait plus de se sentir chaque jour plus jeune. Il entrevoyait déjà le moment où, adolescent que sa mère vient de parer, il prendrait sa première épouse. Peut-être même, poursuivant cette expérience, grimperait-il à nouveau dans les arbres, pour y chercher des œufs d'oiseaux, bleus ou dorés ?

 

- III -

 

Laissons  pour l'instant Achmet poursuivre sa vie inversée et suivons plutôt Lia , sa fille qui par ce beau matin de printemps descend au jardin.

Une robuste petite personne de quinze ans, « bien en chair » comme on dit. Un front volontaire, un menton rond, des joues très roses et, sous leur voile, deux seins pareils à des tulipes renversées. Telle, Mademoiselle Lia descend par le jardin. Pourquoi lui semble-t-il soudain plus beau que de coutume ? Plus mouvante est l'ombre des allées, plus vive l'odeur des jeunes pousses. Un oiseau chante sur deux notes, et paraît condenser sur ce thème infiniment modulé toute la fraicheur du jour naissant. Mais que murmurent, de leurs clochettes pressées, les jacinthes de la fontaine ? Que signifie ce regard insistant des primevères ?

Derrière la haie de bambous, une voix d'homme chante. Tout le corps de Lia s'emplit de bonheur. Elle danserait si elle était sûre qu'on ne la vît pas. Elle embrasserait le jeune cytise où elle s'appuie pour écouter le chanteur. Mais elle écoute. La voix chante un très vieux refrain que Lia connaît bien et qu'elle découvre pourtant. Est-ce le matin qui lui en dit la beauté ?

Lia s'est approchée de la haie de bambous. Elle en écarte doucement les tiges. C'est mal, mais un émoi si délicieux la prend qu'elle ne peut résister. Elle écarte un peu plus les tiges. Un jeune homme est là qui chante, étendu sous un olivier.

Longtemps elle écoute. Soudain il se retourne. Elle veut fuir. Son voile s'est pris dans les bambous. Elle tire de toutes ses forces, mais le jeune homme est là qui la regarde et lui sourit. Enfin elle s'est dégagée.

Elle remonte lentement vers le pavillon des femmes, confuse mais sans trop de honte. Que lui chante donc son cœur ? Il rythme le refrain de l'inconnu. Pourquoi le platane en sa robe neuve du printemps, tout argentée, évoque-t-il un jeune homme à peine entrevu qui chante ?

…...................................................................................................................................

Chaque matin Lia est revenue vers la haie de bambous. Les feuilles partout ont poussé et si dense est la haie qu'on n'en pourrait plus écarter les tiges, mais il est une place où les tiges n'ont pas poussé. Une main soigneuse n'a-t-elle pas dépouillé de bourgeons les tiges ?

Et chaque matin le jeune homme est venu chanter. Au début, Lia s'enfuyait dès qu'il l'avait regardée. Elle ne fuit plus à présent. Elle écoute, et même ils se sont parlé.

Que se sont-ils dit ? Leurs paroles furent aussi vives que l'alouette qui s'envole. Ils se sont dit de très vieux mots, mais que chaque printemps reverdit comme les pousses du hêtre. Et ces mots, ils ne savent pas s'il est plus doux de les dire ou de les entendre.

« Que tu es belle, O mon amie ! Tes seins sont comme des jumeaux de gazelles. Ton amour est meilleur que le vin ».

 

-IV-

 

Ah ! Qu'as-tu fait, malheureuse ! Lia tente de répondre : « Mais, Maman... » Madame Achmet est trop bien partie. L'occasion est trop belle aussi. Le flot des paroles a rompu ses digues. « Tu vas vers la perdition mon enfant ! Et moi qui ne te quittais que dans ce jardin où seules pénètrent les femmes ! Comme je veillais sur toi ! Ah ! C'était bien la peine de te soigner comme je l'ai fait pendant ta scarlatine ! Et quand tu t'es foulée la cheville, j'ai couru tout le pays pour trouver un rebouteux. Quand tu étais petite, je changeais sans cesse tes nourrices pour en trouver de meilleures... ».

Madame Achmet continue longtemps sur ce ton. Elle accable sa fille de tous ses bienfaits passés. Elle parle tant que la pensée de Lia est revenue vers le délicieux entretien que Madame Achmet a si fâcheusement interrompu. Elle est encore, contre les bambous, enfonçant sa bouche par l'échancrure de la haie, si étroite que seules leurs lèvres peuvent se joindre et qu'elle ne connait pas l'éclat des yeux de son ami au moment où il l'embrasse.

« Mais tu l'aimes vraiment ? » Cette parole a pénétré jusqu'à son cœur. « Si je l'aime... ». Lia ne sait dire comme. Prononcer simplement son nom : Omar, la rend plus heureuse que de chanter les plus belles chansons. Le souffle de son haleine est plus frais au front que le vent du Liban, son apparition plus rayonnante que le soleil à son lever.

«  Si tu l'aimes vraiment, je pourrais en parler à ton père ». Madame Achmet est une brave femme, elle aime bien sa fille. Et puis elle a pu placer tout son discours (elle a parlé si longtemps qu'elle en a perdu le souffle). Rien de tel pour calmer les nerfs et l'esprit. Omar est le fils aîné du Caïd, voilà sans doute un beau parti. Elle s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt. Elles grandissent si vite, ces enfants, on est encore à leur acheter des poupées qu'il faut leur trouver un mari. Elle ira bientôt trouver Madame Omar mère. Elle lui portera des lokoums à la rose, et des oranges confites de sa confection. Elle lui dira : « Chère Madame, la saison des roses va venir et c'est la saison des accordailles ». Et madame Omar mère lui répondra : « Mon cytise est encore en bourgeons ». Mais elle lui répondra... Et puis ce sera l'échange des cadeaux. Madame Omar mère lui donnera surement une robe de soie rose, et qui sait, peut-être une robe de soie verte. Il faudra donner à Madame Omar mère une pendule, - voilà le cadeau qui fera bien, et qui ne privera pas Madame Achmet. C'est vrai qu'elles sont toutes montées à l'envers maintenant. Ah ! Cet homme ! Cet homme !

Le souvenir d'Achmet rappelle sa femme à une meilleure appréciation de son propre rôle. Il va falloir qu'elle l'amène à consentir à son projet. Il est si compliqué parfois. Pourvu qu'il n'aille pas faire des difficultés. Je ne sais pas quoi, mais une idée qui lui traverserait la tête. Il a toujours dit qu'il voudrait que son gendre  fut horloger. Pour remonter les pendules à l'envers, sans doute ! Ne me parlez pas de ces horlogers !

 

- V -

 

Madame Achmet a mûri son plan. Elle ira trouver son mari ce matin même.

Entre-temps, Lia s'en va vers la haie de bambou retrouver le bien-aimé de son âme. Elle lui dit la nouvelle et tous deux ils entrevoient des jours heureux qui ne finiraient plus...

«On ouvrira la haie, dit Omar, et nos jardins n'en feront plus qu'un. Au lieu de la haie, je ferai planter un cordon de roses. Elles nous rappellerons nos rendez-vous, quand, plus tard, au bras l'un de l'autre, nous nous promènerons ».  

Autour d'eux le printemps prodigue son bonheur. L'air tiède est saturé de parfums. Ils ne se mêlent pas  et ce sont des nappes qui roulent, portant parfois l’arôme des lilas, la senteur plus mince du cytise, l'odeur simple de l'herbe fraiche que leurs pieds dans chacun des jardins viennent de fouler.

Mon bien-aimé, dit Lia. Comme je voudrais que la haie soit déjà abolie. Sentir enfin tout votre visage contre moi.

On dit qu'il est un dieu dans les jardins et qu'il se cache au creux des vieux hêtres, et que ce dieu est propice à ceux qui s'aiment. Il leur ménage des retraites paisibles, il les dérobe aux regards, il fait plus haute pour les cacher l'herbe de juin. Ce dieu veillait sans doute, car, sous le double effort d'Omar et de Lia, tandis qu'ils se penchent pour s'efforcer de se joindre, la haie se rompt. Avec un grand froissement de tiges brisées tendrement dans les bras l'un de l'autre ils tombent.

Pressés l'un contre l'autre ils se disent ces mots sans suite que nous avons tous dit et qui sont comme l'orchestration de l'amour. Ils ne savent ce qui est le plus doux, de s'embrasser ou de se contempler librement.

N'est-ce point trop de bonheur en un seul jour ? Il leur semble que la haie brisée leur a ouverte toute grande la voie royale de la vie. Qui désormais empêchera leur amour ?

 

- VI -

 

Tandis que la fortune a jeté dans les bras l'un de l'autre Omar et Lia, Madame Achmet s'affaire. Elle a composé des pâtes d'amandes très savantes, arrosées de miel, et dont la recette lui fut donnée jadis par une épouse circassienne de son mari, morte très jeune. Achmet en raffole. Ces friandises lui rappellent les heures les plus émues de sa jeunesse quand il s'efforçait d'apprivoiser la belle étrangère. Les souvenirs le rendent sûrement indulgent à l'amour.

Vers le soir, toute fière, Madame Achmet dresse, en pyramide, les belles pâtes poissées de miel. Elle avance précautionneusement par l'esplanade dallée qui mène vers la demeure d'Achmet. « Mon beau Seigneur, lui dira-t-elle en s'agenouillant, je vous ai pétri ces pâtes d'amandes. Le cœur en est friable et sec sous l'enveloppe onctueuse. Goûtez-les, mais souffrez, tandis que vous les dégustez, que votre épouse vous parle. ». N'est-elle pas une Esther qui s'avance vers Assuérus ? Madame Achmet ne doute pas d 'égaler les plus grandes héroïnes de l'histoire. Ah ! Si elle connaissait Jehanne d'Arc, elle s'y comparerait volontiers. C'est bien dommage que la renommée n'en soit pas venue jusqu'ici. Mais sûrement Madame Achmet s'égale à Judith qui s'immole pour son peuple.

La pile de gâteaux d'amandes la précédant, Madame Achmet s'avance vers la terrasse. Elle commence une révérence, qu'elle n'achève pas car Achmet ne l'a pas regardée.

«Il est pourtant l'heure du dessert, se dit-elle, il accueillera bien ces gâteaux ». Hélas ! Elle a oublié qu'ici le temps est inversé ? «Que venez-vous faire à l'aube. N'entendez-vous pas sonner cinq heures. Que vous prend-il de me déranger à pareil moment ». Et furieux, Achmet d'un coup de pied envoie voler par-dessus la terrasse la belle pile des gâteaux d'amandes, tandis que Madame Achmet, n'en demandant pas plus, s'enfuit.

 

- VII -

 

« Madame Achmet, vous ne pouvez pas rester là, dit Madame Saül. Vous n'imaginez pas tout ce qui peut arriver. Cette enfant a l'esprit échauffé par sa petite aventure. Oh ! Je n'exagère rien, bien entendu. Mais enfin, ma chère Madame Achmet. On ne sait jamais ce qui peut arriver ».

Madame Achmet est quand même revenue trouver Madame Saül. Elle habite si près. C'est si commode d'avoir quelqu'un pour ainsi dire sous la main à qui confier ses tracas. De bien petites gens, ces Saül, mais après tout on ne peut pas leur en tenir rigueur, et Madame Saül a d'excellentes recettes.

Quant à cette dernière, elle déguste la confidence de Madame Achmet. Cette histoire de haie renversée entre la maison du Caïd et celle d'Achmet, voici de quoi alimenter la conversation ce soir au lavoir. Quelles dévergondées ces jeunes filles d'aujourd'hui ! Cette petite Lia Achmet, qui fait la fière, elle donne des rendez-vous aux garçons. Mais oui, ma chère, c'est comme ça.

« Madame Achmet, je vous le dit, il faut en finir. Sinon cette histoire tournera mal. Voulez-vous que j'aille trouver Madame Omar mère. Je pourrais arranger les choses. Vous savez combien le Caïd honore Monsieur Saül. Ne l'a-t-il pas décoré du grand cordon ombilical. Il est vrai que tout le monde n'est pas comme Monsieur Saül membre honoraire de la fanfare des janissaires ».

La joie de s'entremettre le dispute en Madame Saül à la joie d'avoir flairé un scandale. Sans compter que les Achmet sont généreux. Ils lui donneront au moins trois colliers d'ambre.

Mais Madame Achmet se soucie peu de voir quelqu'un d'aussi basse condition que Madame Saül s'entremette auprès de Madame Omar mère. Ces gens n'ont vraiment pas le sens des distances. Des pâtissiers ! Pour qui les Omar nous prendront-ils !

« Non, Madame Saül, j'irai moi-même trouver Madame Omar mère. Vous savez que nous sommes en relation. Entre gens du même monde – elle appuie sur ce mot – on parvient toujours à s'entendre. Vous êtes vraiment bien bonne ».

Ah ! Se dit Madame Saül, vous faites la mijaurée. Eh bien, je l'arrangerai votre fille, ce soir, au lavoir. Vous pouvez vous y attendre. Elle veut économiser ses trois colliers d'ambre. Elle verra cela. Ces colliers, il semble à Madame Saül qu'on vient de les lui voler.

« Libre à vous, Madame Achmet ».

Pour la première fois peut-être, depuis qu'elles se connaissent, la conversation tombe entre ces deux dames, et Madame Achmet se rappelle opportunément qu'elle a laissé dans son four un gâteau de figues.

 

- VIII -

 

Les paroles de Madame Saül ont porté leur fruit. Madame Achmet est décidée à parler à son mari, et à ne plus se laisser rebuter. Et puisqu'il a si peu respecté ses pâtes d'amandes, elle viendra sans rien. Ce sera bien fait pour lui après tout.

« Mon cher Seigneur, souffrez que j'interrompe vos méditations. Votre sagesse tolèrera le babillage de votre servante. J'attends de vous un conseil que seul vous pouvez donner, une décision que seul vous pouvez prendre ».

On a beau être interrompu dans une rêverie métaphysique sur la nature du temps, des paroles si flatteuses vous induisent à écouter.

« Asseyez-vous, chère épouse, et me parlez sans crainte. D'où vient ce trouble nouveau. Vous me paraissez désirable comme au matin de vos noces ».

Décidément l'affaire commence bien. La poitrine de Madame Achmet en tressaille dans son corsage à en déborder un peu du décolleté...

« Sont-ce des messages d'amour, Madame ».

Que ce compliment entame bien la conversation, pense Madame Achmet...

« Hélas, cher Seigneur, je n'oserais troubler vos méditations pour un motif aussi frivole... »

« Point si frivole, ma chère âme, nous rajeunissons beaucoup depuis qu'ensemble nous remontons le cours du temps. Un sang plus vif coule dans mes veines. Je ne puis plus vous voir sans qu'un frisson dans tout mon corps présage du retour de nos amours les plus passionnées. Mais que voulez-vous, chère dame ? »

L'allusion  à la remontée du temps et à toutes ces histoires de pendules agace bien un peu Madame Achmet, mais la situation est trop favorable pour qu'elle s'abandonne à son humeur.

« Cher Seigneur, c'est pour notre fille Lia que je viens vous trouver ».

Achmet compte sur ses doigts et ne trouve pas lequel de ses quatre-vingt-douze enfants s'appelle Lia. Pour les garçons – ils sont vingt-six – il parvient bien à s'y reconnaître. Un garçon  vaut qu'on s'applique à retenir son nom. Mais une fille...

« Pour l'éducation de vos filles, je vous laisse toute liberté, chère dame. Ce que vous déciderez sera bien ».

« Cher Seigneur, il ne s'agit pas de l'éducation de Lia. Il faut la marier. Elle a déjà quinze ans et vous jugerez qu'il est grand temps d'y penser. Je repoussais ce devoir qui m'est cruel. Hélas ! Je sens bien que je ne puis plus différer. Je devrai me séparer de ma petite enfant (ici le simulacre habile d'un sanglot). Toutefois, j'ai songé que notre voisin le Caïd a, de sa deuxième épouse, un fils qui conviendrait à votre fille Lia ».

Pourquoi la marier, ma chère âme. Ôtez-vous donc ce souci. Ne va-t-elle pas rajeunir et devenir peu à peu une petite enfant ».

Ah ! Ces pendules ! Ces pendules ! Madame Achmet est bien près de perdre patience. Mais il y va du bonheur de Lia. Et puis Madame Saül pourrait bien jaser. Il ne faudrait pas d'une parole imprudente blesser Achmet et qu'il s'oppose au mariage. Madame Achmet sera patiente.

« Sans doute, Cher Seigneur, - répond-elle doucement à son mari, si doucement qu'elle s'en étonne – sans doute. Mais Lia, comme nous tous, ne rajeunit que d'un jour à la fois. Elle est d'un tempérament assez bouillant. Ah ! La voilà bien votre fille ! (Achmet sourit à ce compliment). Je craindrais qu'elle ne rajeunisse pas assez vite pour que s'apaise le feu que je sens en elle. Or le jeune Omar présenterait toutes les garanties. Je sais qu'il est sage et beau. Ce n'est pas un garçon à courir avec les servantes, celui-là ! Et puis il est jeune, de bonne maison, Lia sera sa première épouse. Tout ceci est à considérer ! »

« Il est jeune ? Quel âge a-t-il ? »

« Il a dix-huit ans, Cher Seigneur ».

«  Dix-huit ans ! Et vous vous direz que je lui donne ma fille. Cette pérore voudrait que je donne ma fille à un gamin. Apprenez, Madame, que mes filles n'épouseront que des vieillards. Ils se soumettront au régime des pendules inversées et redeviendront jeunes et beaux. Tandis que pour les rejoindre plus vite, leurs épouses vivront dans la durée normale. J'y ai mûrement pensé. Je veux des gendres, qui, grâce à ma découverte, allient à la sagesse des vieillards la pétulance des jeunes hommes. Ne me parlez plus du blanc-bec ».

Et pour ponctuer sa décision Achmet lance dans les jambes de Madame Achmet un coup de martinet si bien appliqué que celle-ci, toute pleurante, s'enfuit au pavillon des femmes.

 

- IX -

 

Lia est bien triste. Elle descend lentement vers la haie de bambous. En vain déferle tout alentour la profusion végétale, en vain chantent les oiseaux dans l’acacia mousseux des fleurs. La beauté des choses qui naguère l'enchantait au point de suspendre les battements de son cœur, elle ne la voit plus. Elle va tristement, les yeux baissés, se remémorant le récit de sa mère. « Je devrai abandonner mon Omar, se dit-elle. Mère me l'a fait promettre ». Ces mots en elle ne trouvent pas  vraiment audience. Elle n'y croit pas. Elle sait qu'elle n'abandonnera pas son Omar. Malgré sa tristesse, une voix monte de sa jeunesse et lui souffle l'espoir.

Omar l'écoute, un peu grave. Lui non plus ne comprend pas bien ces mots trop loin de son âme.

Ils restent longtemps silencieux ; l'un à côté de l'autre, sans même s'embrasser. Leurs regards errent sur le ruisseau qui danse et rejailli sur son lit de gravier. Soudain passent deux libellules d'un bleu dur, le vol jumelé par la saison des amours.

Omar a compris. Il entraîne Lia vers un vieux pavillon de faïence, au bout du jardin, où jadis un Caïd, son grand-père, entretenait son épouse préférée.

…..............................................................................................................

Lia s'en revient un peu triste le long des allées de son père. Il lui semble que toute la terre dans la plénitude amoureuse de juin pèse sur elle. Elle porte le poids des arbres trop chargés de ramures et de fleurs, de l'air trop saturé de parfums. Mais  bientôt de son corps légèrement blessé monte une joie nouvelle, irrésistible, enivrante. Être donnée, sa chair confondue à celle du bien-aimé jusqu'à l'extase. Se dissoudre, et disparaître entre ses bras.

Au détour d'un sentier un faisan tout en or couve une faisane grise.

 

- X -

 

« Oui, ma chère, voilà ce qu'il m'a répondu. Quand je lui ai dit que la taille de sa fille s'arrondissait de jour en jour, que sûrement elle était enceinte, qu'il fallait les marier au plus vite, il m'a répondu : qu'à cela ne tienne. Elle observera très rigoureusement la règle de vie que j'ai adoptée pour nous tous, elle s'imposera strictement de vivre toute sa vie à l'envers, d'accomplir toutes ses actions en commençant  par la fin, et bientôt le germe qu'elle porte disparaîtra ».

Madame Achmet est affalée sur un tonneau de miel, dans l'arrière-boutique de Madame Saül. Elle épanche son cœur, vraiment elle en a trop gros depuis qu'Achmet veut remonter le cours du temps, comme il dit.

« Et vous savez qu'il a ajouté : donner ma fille à ce blanc-bec qui m'a déshonoré, quand je puis si facilement l'éviter. Vous ne pensez donc à rien. J'ai voulu insister. J'ai argué du scandale. Je lui ai rappelé les lois nouvelles, si sévères. Je lui ai représenté sa fille lapidée par la foule. Rien n'y fait. Il m'a dit que j'étais une sotte, que rien n'arriverait du moment que Lia suivrait ses prescriptions. J'ai bien insisté, vous savez, c'est affreux ! C'est affreux !

Cette fois-là Madame Achmet sanglote pour de bon. Ses gesticulations sont si violentes qu'elle en renverse le pot de miel et qu'elle doit s'enfuir chez elle ses jupes poissées  toutes collées à ses jambes.

« Surtout vous ne direz rien, Madame Saül. Vous me le promettez. Ce serait trop grave.  Surtout vous ne direz rien ».

 

- XI -

 

Madame Saül a promis, et puis, en effet, ce serait trop grave. Notre Sultan, qu'Allah le protège et lui fasse connaître les petits-enfants de ses petits-enfants, notre Sultan ne badine pas sur la morale. Les Achmet ont beau être un peu avares et orgueilleux, on ne peut leur attirer de pareils ennuis.

Ainsi pense Madame Saül en recueillant tant bien que mal le miel renversé par Madame Achmet, lorsque pénètre dans la boutique son amie, Madame Sadok, la femme du banquier.

« Que faites-vous donc, Madame Saül ! Oh ! Ce beau miel, quel dommage, que vous est-il donc arrivé ?».

«  Ah ! Si vous saviez, Madame Saül, si vous saviez ! Ah ! Je ne puis rien vous dire ! Mais que les malheurs arrivent vite, Madame Sadok, et que nous sommes peu de chose, Madame Sadok. Ah ! Ce miel, ce miel ! Si vous saviez... Mais j'ai promis de me taire. Non, ne me questionnez pas. J'ai promis. Quand même vous me jureriez le secret sur la barbe du prophète, je ne vous dirais rien. Ce n'est pas de Monsieur Saül ni de moi qu'il s'agit, ni de mes enfants. Heureusement ! Ah ! Il ne nous arrive pas des choses comme cela à nous. On est pauvre, mais on a sa fierté. Non, mais il se passe de ces choses chez les Achmet. Ne me les demandez pas surtout, je ne puis pas vous les dire. Mais si vous saviez, Madame Sadok, si vous saviez ».

Madame Sadok brûle en effet de savoir. Madame Ismar et Madame Abdullah viennent aujourd'hui prendre le thé (c'est même pour cela qu'elle est venue acheter des gâteaux chez madame Saül). Comme une révélation si passionnante – Madame Sadok ne doute pas qu'elle doit passionnante – animerait la conversation !

« Je vous promet que je ne répèterai rien, Madame Saül. Vous pouvez vous fier à moi. Je suis un tombeau. Je sens que vous en avez sur le cœur. Vous ne trouverez pas une amie plus sure que moi. Secret confié, secret gardé, c'est ma devise ».

Madame Saül n'y peut plus tenir. Surtout Madame Sadok ne le répètera pas, c'est promis. Et puis tant pis, ces Achmet ne sont pas si intéressants avec leur gloriole et leurs pendules...

De fil en aiguille, Madame Saül a tout dit. Ah ! Comme Madame Sadok est pressée de partir. Elle en oublie ses gâteaux après les avoir payés. En général elle oublie plutôt de payer les gâteaux qu'elle prend. Déjà elle fuit, éperdue, annoncer la nouvelle à toutes ses amies.

 

- XII -

 

L'histoire a couru tous les harems. Elle est même venue aux oreilles des hommes. Le scandale est si grand que les imams s'assemblent secrètement pour en délibérer. Pendant que la ville attend anxieuse le résultat d'une conférence tenue si soigneusement ignorée, les derviches en expiation du crime de Lia tournent comme des toupies mécaniques.

Ces messieurs les imams en ont gravement délibéré : Lia sera lapidée. Ainsi le veut notre bien-aimé Sultan (Allah le préserve lui et lui fasse connaître les petits-enfants de ses petits-enfants !). En vain Beryl, le cordonnier, a-t-il plaidé la cause de Lia. N'a-t-il pas fait valoir sa jeunesse, l'honorabilité de ses parents, les services rendus à la cité par Achmet, une gloire nationale, les imams n'ont rien voulu entendre. A chacun de ses arguments, ils ont répondu : « C'est la volonté du Sultan. Nous avons un chef, suivons-le ». Qu'avez-vous à opposer, Monsieur Beryl, à tant de sagesse politique ? Cette maxime n'exprime-t-elle pas l'ultime doctrine des peuples les plus civilisés ? Viendra le temps où les cicerones faisant visiter les anciens palais des Parlements diront « suivez le guide ! », et cette phrase remplacera avantageusement l'éloquence si longtemps déversée dans ces lieux. Quoi, vous parlez de Monsieur et de ses moutons ! Vous êtes un sot, Monsieur Beryl, aussi sot que Monsieur Rabelais qui inventa pareil apologue.

Le sort de Lia est fixé. Elle sera lapidée. Processionnellement les imams se rendent chez Achmet pour la chercher. Une belle procession, ma foi, toute la ville est sur le pas des portes, ébahie d'un tel spectacle. Et marche en tête le massier des imams, portant, entre des séries de petites clochettes, la barbe même du prophète. Un irrespectueux a dernièrement prétendu que c'était une vulgaire queue de vache. On a coupé ce blasphémateur par petits morceaux en commençant par les orteils. Vous pensez si maintenant la barbe est authentique !

C'en est fait ! On amène Lia. Les imams l'ont dit à son père et à Madame Achmet : « Suivons le guide ». Le mot s'est répété dans la foule. Nous avons un chef suivons-le, mais suivons-le à perdre haleine. Et puis, voilà qui nous distraira de l'ennui quotidien, voir lapider la fille d'un notable. Quoi, vous voudriez que nous ayons pitié d'une traînée, d'une roulure. Notre Sultan est un souverain vertueux, Monsieur, il n'admet pas les péchés des autres. Ah ! C'est un grand Sultan, suivons-le, suivons-le. Tant pis pour Achmet et ce petit cochon d'Omar.

On parle beaucoup en traînant au supplice la malheureuse Lia presque évanouie. On s'échauffe. On ne sait pas très bien ce qui lui vaut pareil sort, mais « suivons le guide, suivons le guide ».

Les imams sont un peu effrayés de cette effervescence. Sans doute est-ce pour la bonne cause, mais on ne sait jamais bien ce que peut entreprendre une foule si agitée. Notre Sultan, Allah le protège et lui fasse connaître les petits-enfants de ses petits-enfants, n'aime pas beaucoup les manifestations. La foule est versatile. Enflammée pour la justice et la vérité c'est-à-dire bien entendu dans le sens des intérêts de sa gracieuse majesté, - elle peut se laisser distraire par des besoins de lucre, de paillardise, de babaïsme (ça, c'est le pire – on ne sait pas ce que cela veut dire, mais c'est un crime qui dépasse tous les autres ! Le babaïsme, c'est tout ce que ne veut pas sa gracieuse majesté le Sultan - qu' Allah  le protège et lui fasse connaître les petits-enfants de ses petits-enfants!).

Les imams ont raison de le craindre. Omar, voyant sa bien-aimée menacée, n'a pas hésité à fomenter une révolte. Déjà une colonne de ses partisans débouche sur la place de la mosquée en hurlant « à mort les imams ». Omar monte sur une borne :  « Ne voyez-vous pas que vos tyrans emmènent lapider cette jeune fille pour détourner votre attention de leurs crimes. Ah ! Pendant que vous la tuerez, vous ne penserez pas aux impôts qu'ils exigent. Regardez les donc ces maitres de la vertu, des sacs à vin, des sacs à puce et des culs de sac ». On reconnaît dans ces phrases l'éloquence des tribuns qui de tous temps ont remué les foules. Ces périodes pleines et légèrement emphatiques, la profondeur des arguments, l'ironie mordante qui cingle comme un fouet, ah ! Le Maître rhéteur ! retournent l'opinion (l'opinion, c'est comme les vêtements, l'envers vaut l'endroit) , et lorsqu'Omar réclame le supplice des imams, c'est du délire : « Qu'on les empale, crie-t-on. Qu'on éventre leurs femmes, qu'on coupe en deux leurs enfants ». Il ne reste plus qu'à exploiter le triomphe de la démocratie. Omar, accompagné de la jeunesse dorée du pays, empale très proprement les imams. Voilà un travail bien fait ! Pas une bavure. Quant à l'étripement des femmes et au découpage des enfants, il laisse ce soin à des subalternes.

 

- Épilogue -

 

 

Le soir même on célébra les noces d'Omar et de Lia. Achmet avait enfin compris le danger couru. Ce fut une belle cérémonie, et, tandis que les imams fichés sur leur pas laissaient peu à peu pendre leurs membres, comme des polichinelles aux élastiques détendus, on s'enfila des piles de craquelins luisant de graisse, des montagnes de pâtes d'amandes parfumées à l'abricot, des régiments de gigots à la confiture d'orange. Ah ! Ce fut une belle cérémonie.

Vous voulez savoir ce que devinrent les héros de cette histoire. Omar et Lia vécurent heureux. Omar, pour témoigner de son amour, ne prit que vingt autres femmes, et encore attendit-il deux mois avant d'en avoir une seconde. Madame Achmet continua de préparer de succulents gâteaux. Elle bouda quelque temps Madame Saül, puis retourna lui confier ses secrets. Des gens de peu, ces Saül, et qui ne payent pas leur terme, mais la boutique est si proche. Achmet, lassé de remonter le cours du temps – il avait eu trop d'ennui – rétablit toutes les pendules pour une marche normale. C'est un calme vieillard. Il reste de longues heures sur sa terrasse, mais il ne médite plus la fuite des jours. Il a compris que la vie a un sens, et qu'il est beau d'y consentir. L'aube suppose un crépuscule. Se défaire est pour le vieillard qui l'a compris une aussi haute volupté que pour le jeune homme s'affirmer. Et si le vieillard diminue, n'est-ce point pour qu'en lui une vie plus sublime croisse ?

Vous voudrez savoir aussi de la démocratie instaurée par Omar. Le menu peuple se plaît à répéter que rien n'est changé et les impôts toujours aussi lourds. De la dictature à la démocratie il n'est parfois que peu de différence. On dit cela dans le pays d'Omar, et pourtant je n'en suis pas sûr. La démocratie possède à mes yeux un grand avantage : on peut dire merde au Gouvernement.

 

égremont, 25 septembre 1942