Le revenant

Octobre 1947

 

Sûrement, Jean y pensait. Marie-Marthe en était sûre. Pourquoi pliait-il avec tant de soin le journal, au lieu de le laisser traîner dans n'importe quel coin du bureau, comme d'habitude ? Évidemment, il ne voulait pas qu'elle lise ce journal. Depuis trois jours il avait l'air triste, lui d'habitude si gai, si entrain.

Avoir l'air naturelle. À tout prix avoir l'air naturelle. Elle s'entendait parler – avec quel calme – des courses qu'elle avait faites. Elle avait cherché un manteau pour Bruno. Et elle parlait, elle parlait. À tout prix ne pas laisser se créer de silence. Maintenant elle lui racontait qu'un marronnier de l'avenue Henri-Martin, trompé par l'illusoire douceur de l'air, refleurissait en plein automne.

Interminable ce dîner. Il faut manger, pour avoir l'air naturelle « Mais non, mon chéri, je ne reprendrai pas de haricots verts... N'insiste pas, ce n'est rien. Dans mon état, c'est naturel qu'on manque un peu d'appétit. »

C'est vrai, cet enfant qu'elle attendait. Elle n'y avait plus pensé. Le problème n'en serait pas simplifié. Et subitement, tout était factice, hostile. Elle n'était plus chez elle. Qui avait disposé ces fauteuils dans l’encoignure ? Qui avait pendu cette nature morte au-dessus du buffet ? Rien de tout cela ne lui  appartenait plus. Une grande vague l'emportait à la dérive.

Qui donc avait raconté une histoire comme la sienne. Une pièce de théâtre. Elle l'avait vue autrefois, voici quelque dix ans, avec Robert. Ah ! oui, Le voyageur sans bagages, d'Anouilh. Elle devait l'avoir dans la bibliothèque, dans le recueil des Pièces noires. Elle la lirait, peut-être y verrait-elle plus clair après.

« Passe au Bureau, on t'y apportera le café. Moi je vais chercher un livre dans la bibliothèque ».

Voyons, les Pièces roses sont là, les Pièces noires devraient être à côté. D'ailleurs on voit leur place, un trou dans la rangée. Ce matin quand elle a épousseté on ne voyait pas ce trou. Jean aussi, sûrement, aura voulu relire cette pièce. Il suit donc...

« C'est toi, mon chéri qui a les Pièces noires, d'Anouilh ? » Elle se veut une voix indifférente, tout à fait calme. Mais elle est pâle, elle le sent bien, elle pâlit encore.

« Oui, c'est moi, tiens les voici ».

Comme il est pâle, lui aussi. Comme son indifférence est forcée. Il n'est pas meilleur acteur qu'elle.

« Écoute, mon chéri... » Mais que va-t-elle lui dire ? Que lui dire ? Elle ne sait plus elle-même.

- « Ma chérie, ma petite chérie, j'avais pris tant de soin de te le cacher, comment l'as-tu su, toi qui ne lis jamais les journaux ».

- « C'est Germaine. Elle m'a téléphoné ce matin. Je ne comprenais rien à sa communication. Elle me disait : je pense bien à toi. Tout cela doit réveiller en toi de pénibles souvenirs. Mais j'y ai bien pensé. Cet amnésique de  Poitiers, cela ne peut pas être Robert. Tu as vu, il doit être étranger. Dans son sommeil hypnotique il a prononcé des mots dans une langue qu'on n'a pas comprise.

« Alors, j'ai cherché les journaux. Tu les avais tous cachés. J'ai eu encore plus peur. Je suis allée jusqu'au kiosque. J'en ai acheté cinq ou six. Et j'ai tout compris. Ce malheureux amnésique, un disparu du front sans doute. Si c'était Robert. Aucun journal n'avait sa photographie, mais l'un d'eux parlait longuement des familles auxquelles il pouvait appartenir. Lui ne se souvient de rien, de rien jusqu'à 1943. Et puis, un journaliste disait que s'il avait une femme elle aurait pu déjà se remarier. Alors, j'ai pensé à moi qui suis remariée, à toi, à Robert, et tout cela est en sarabande dans ma tête. Jean défends moi. J'étais heureuse. Et Robert, Robert, s'il vit ? Il m'a rendue heureuse lui aussi, et ses deux fils. Eux dont on dit toujours « nos enfants ». Et toi... C'est trop horrible ».

- « Mais, ma petite chérie, il n'y a aucune raison. Sinon, tu sais comme j'aime la lumière. Je t'en aurais parlé tout de suite. C'est parce que ce n'est pas possible que je t'ai caché les journaux. Évidemment cela m'a ému, tellement que moi aussi je me suis reporté à la pièce d'Anouilh. J'ai surtout eu peur que dans ton état tu sois trop frappée, que cela te fasse du mal, que cela fasse du mal à notre enfant ».

- « Oh ! Jean, Jean, si c'était Robert ».

- « Voyons, ce n'est pas possible. Cette imbécile de Germaine a raison (elle avait bien besoin de s'en mêler, celle là !). Tous les journaux le disent : c'est un étranger. Alors... ? »

- « Non, je veux savoir, je veux être sûre. Tu as raison. Mais tu comprends. C'est trop affreux. Je sens que j'aurai toujours un doute maintenant, un doute absurde.

- « J'ai toujours eu peur. J'étais trop heureuse. J'avais trop de chance. Je n'ai jamais cru que ce fut tout à fait permis d'être heureux ».

- « Mais puisque ce n'est pas possible que ce soit ton premier mari. Tiens viens là sur le canapé, tout contre moi. Oublie tout cela. Tu le dois, pour toi, pour notre bonheur, pour nos trois enfants, les deux premiers et celui qui va naître. C'est un gros choc, mais il faut laisser tout cela. Embrasse moi. »

- « Mais Jean, malgré tout, on n'en est pas sûr que ce soit un étranger. J'ai lu une interview de lui. Il semble parler très bien français ».

- « Ma chérie, je ne vais pas te faire un cours de psychiatrie sur le sommeil hypnotique. Rappelle-toi le Septième Voile que nous avons vu ensemble. C'est dans cette sorte de sommeil qu'on révèle sa personnalité ».

- « Mais tu m'as dit toi-même que ces méthodes n'étaient pas au point ».

- « Écoute. Cela ne peut pas durer. Tu vas tomber malade. J'ai une idée. Un cinéma passe une courte bande sur ce malheureux pour que sa famille puisse le reconnaître. Tu as dû voir ça, toi aussi, dans les journaux. Allons-y. Comme cela tu seras convaincue ».

L'ouvreuse conduit devant eux son petit cercle de lumière. L'écran, l'écran. Il semble à Marie-Marthe que l'écran va l'absorber, si fort elle se tend vers lui. Est-ce déjà Robert (car elle n'a plus de doute, elle va voir Robert) ? Non ce n'est que Michel Simon dans un quelconque vieux film. Et là, immobile, il faut subir toute cette intrigue.

Les actualités. Jean lui a pris la main, lui a passé le bras autour du cou. D'instinct ils se rapprochent, comme on se serre dans la tempête pour que la vague ne vous emporte pas.

Le voici. Aucun doute, c'est lui, c'est robert ! Qu'il est changé. Ah ! Personne d'autre qu'elle ne le reconnaîtrait. Son visage a perdu toute dureté, s'est fondu dans une espèce de candeur. Il ouvre des yeux sans mémoire, des yeux clairs qui ne sont que reflet, comme les yeux des enfants impénétrables. Tout ce visage s'est mué. Et pourtant c'est lui. Et quelque chose en elle monte vers lui. Tout ce qui fut leur amour, tout ce que sa chair a désiré en lui. Ah ! Soudain retrouvé sur les lèvres le goût des lèvres.

Jean la serre plus fort. Elle pressent dans la pénombre l'angoisse de son regard... Mais il ne s'agit pas de Jean. C'est Robert, là, vivant, sur l'écran.

Et pourtant Jean est là, lui aussi. Un Jean dont la main ferme emprisonne sa main jusqu'à lui faire mal. Un Jean dont la nuit dernière... et cet enfant, dans son ventre, qui est le sien.

Mais non, elle ne peut pas laisser Robert, ce serait le tuer deux fois. Robert son Mari. Elle se revoit en robe blanche, et cet anneau à son doigt. Parfois, jouant avec, il lui répétait le mot de Claudel : « cet anneau qui a la forme du oui ».

Oui, je te reviens Robert, oui, moi je te rendrai la mémoire. Tu me reconnaîtras mon bien-aimé. Tiens voici l'anneau que tu m'avais passé, l'anneau ? Mais non, c'est l'alliance avec Jean. Marie-Marthe l'arrache de son doigt, le dissimule dans sa poche.

Non, Robert, je ne te priverai pas de tes fils. Reviens... Mais cette pression de la main de Jean. Tout oublier, être encore dans les bras de Jean, comme hier.

Non, elle n'a pas le droit. Seul Robert est vraiment son mari. Et il a tant besoin d'elle, tant besoin.

Pourquoi saute-t-il, là-bas, sur des haies, lui qui détestait les sports ? Pourquoi ce saut à la perche ? Pourquoi cette course harassante ? Et pourquoi s'est-il déguisé en jockey ?

Mais non, depuis longtemps Robert n'est plus sur l'écran, c'est la suite des actualités. Alors, pourquoi rester ? Que fait Jean à la retenir ? Mieux vaut lui dire tout de suite, tout de suite. Et puis que ce soit fini, et qu'elle coure vers Robert.

Elle s'est arrachée de son siège. Elle se précipite vers la porte et Jean la suit avec peine. Les voici déjà devant la caisse.

« Alors ? » Ah ! Ce visage de Jean si pâle, sa bouche qui s'ouvre sans parler, ses yeux comme vides à force de peur. Ce n'est plus Robert – ce Robert sans mémoire et si lointain – c'est Jean, là contre elle, et si pâle qu'il pourrait soudain mourir.

« Non, ce n'était pas lui. Mais pardonne-moi. Je suis bouleversée ».