Ballet russe

VI Les grands de ce monde

      1. Soirée à l'Ambassade

« Que pensez-vous de notre pays ? » Une fois de plus Madame le Professeur T., professeur de biologie à l'Université de Moscou, avait lancé cette question, l'une de celles que lors des les réceptions dans les ambassades elle devait poser aux nouveaux arrivés. « En effet, que peuvent-ils bien en penser, se dit-elle à elle-même. D'après les russes qu'on leur montre, ils doivent s'en faire une curieuse impression ».

Madame le Professeur T. ramena la traîne de sa robe et se dirigea vers le buffet. Tous les ambassadeurs étaient là, toutes les ambassadrices : une de ces réunions où les diplomates accrédités à Moscou se voient entre eux, faute de frayer avec les indigènes – un petit monde clos, enfermé dans les légations comme les passagers d'un paquebot en pleine mer. Quelques russes aussi, mais toujours les mêmes, le doyen W. avec sa face carrée d'Ukrainien et son épouse qui, ne parlant aucune langue, reste toute la soirée assise, les genoux écartés, comme si elle vendait ses poulets au marché ; MGV l'historien qui n'entretient les diplomates que de la batellerie sous Pierre le Grand ; et surtout le Vice-Ministre K., accompagné de sa Vice-Ministresse.

« Vraiment, on pourrait renouveler un peu la figuration », se disait Madame le Professeur T. Elle venait de débiter à un jeune attaché d'ambassade les cinq ou six phrases que le Ministre des Affaires Étrangères lui avait enseigné à prononcer en pareil cas. Maintenant elle ne devait plus que rompre l'entretien et trouver un autre interlocuteur pour lui répéter son disque. Que n'avait-elle, comme le Vice-Ministre K. une source toute trouvée ? Quand la conversation l'embarrassait il se lançait sur une jolie femme et lui débitait des fadaises. Le politburo l'admettait, cela faisait partie de son rôle. Il est vrai que le Vice-Ministre K. jouissait d'un certain prestige. Aussi en aristocrate il avait enseigné les belles manières à tous ces messieurs. Malheureusement, pour le Vice-Ministre K. il ne trouvait pas toujours une jolie femme prête à flirter avec lui. On l'avait vu à certaines soirées se rabattre sur une sexagénaire avantageuse ? Les mauvaises langues prétendaient même qu'en un jour de désespoir il avait lutiné un conseiller d'ambassade.

Quelle assurance, pourtant ! Madame le Professeur T. l'enviait. Elle enviait aussi la grâce de Madame la Vice-Ministresse. Celle-ci ancienne ballerine, avait fait autrefois les belles nuits d'un Grand Duc. Il lui en restait des photographies où on la voyait toute nue étendue sur une peau de lion, un collier de perles à faire pâlir Madame Vanderbilt, et les manières un peu surannées des femmes pour qui la suprême distinction était d'avoir des vapeurs. Un curieux ménage ? Était-il bête, ce Vice-Ministre ? Seule sa bêtise l'avait empêché de jamais se fourvoyer dans les vicissitudes du Régime. Mais pour rester si continuellement bête ne faut-il pas être supérieurement intelligent ? Quand à sa femme son manège était amusant à observer. Elle n'échangeait jamais plus de trois phrases avec un étranger, puis allait s'asseoir auprès de Madame W., l'épouse du  Doyen, visiblement soucieuse de ne pas lui porter ombrage par sa connaissance du français.

« Alors, que pensez-vous de notre pays ? » Une fois de plus, Madame T. avait posé la question. Elle ne comprenait d'ailleurs pas en quoi des réponses aussi universellement évasives et plates pouvaient intéresser le Ministère des affaires Étrangères. Elle s'en inquiétait même un peu. Si elle n'apportait jamais de renseignements on la remplacerait. Elle perdrait son indemnité spéciale et sa carte d'alimentation supplémentaire. Et puis ces soirées sont malgré tout une distraction.

Qu'importe ! Il fallait tourner le disque. Et avisant un nouvel arrivant Madame T. se jeta sur lui. « Que pensez-vous de notre pays? »

      1. Rencontres avec Ilya Ehrenburg

Léonin, certes, avec sa crinière de cheveux gris, mais comme un lion vieilli dans la ménagerie. À peine soulève-t-il sa paupière ensommeillée sur ceux qui passent. Tel m'est apparu Ilya Ehrenburg.

Ma première rencontre : une réception diplomatique dans un grand hôtel de Moscou. Onme présente. Suis-je un trop chétif personnage, ou peut-être Ehrenburg ne sait-il pas si j'appartiens au clan qu'on peut fréquenter ? À peine ai-je balbutié quelques vagues paroles sur ses livres et une main distraite me fut-elle tendue : le maître est passé.

Je l'ai revu. Cette fois-ci un diplomate nous a convié à déjeuner ensemble. Quelques autres convives et Melle Ehrenburg dont on voit immédiatement qu'elle fut parisienne. Sans doute ne suis-je plus si chétif : le maître m'a vu.

Il parle. À peine teintées d'un élégant accent slave ses phrases tombent. La banalité grave de ses propos est comme un bercement. Malgré moi je m'évade. Je regarde par la fenêtre l'ensemble jaune et rouge du Kremlin et tout là-bas la Moskowa luisante. Mais il faut revenir à la réalité. Je suis avec un grand écrivain, je dois écouter. Peut-être mieux que ses paroles me rappellent à sa présence le caviar arrosé de vodka bien sec, et ces minuscules concombres, refroidis dans un bloc de glace sculpté en forme de coupe, dont le goût est si frais, si vert, qu'on croit manger du printemps.

Que dit Ehrenburg ? Il se plaint. En France on ne lui rend pas justice, paraît-il. On le calomnie. Non pas qu'on doute d'un tel maître, mais à travers lui c'est Maurice Thorez qu'on veut atteindre. On veut confondre par lui les communistes français. Ainsi ce périodique clandestin faisait appel à sa collaboration. Désormais ce périodique l'attaque.

J'ai bien envie répondre. La bienséance me le permet-elle à la table d'un diplomate ? En tout cas, je devrai ramasser tous mes arguments en une seule phrase. Dirai-je l'abus que les communistes font en France de l'héroïque URSS, se drapant dans cette gloire étrangère ? Polémiquerai-je pour déterminer qui a commencé d'user de l'Union Soviétique comme d'un argument de notre politique intérieure ?

Non, je rassemble tout mon courage, et dans un souffle, je murmure : « N'est-ce pas qu'entre temps nous avons connu ce livre par quoi vous avez récompensé treize ans d'hospitalité française : La chute de Paris ».

Le maître n'a pas entendu. Plus léonin que jamais il évoque maintenant la marque d'un cirage bien connu. Mais les diplomates ont des antennes pour pressentir les orages. Notre hôte se précipite : « Reprenez-donc du caviar. Ne voulez-vous pas encore un de ces concombres ? »