Chant funèbre

25/10/1941

 

Plus que les soldats morts face à l'ennemi dans un grand soir de combat, m'émeuvent ces morts obscurs et qu'on interdit à la cité d'honorer. Antigone devant son frère privé de sépulture, je me penche sur eux. Je voudrais que mon cœur soit un temple où vénérer leur mémoire.

Résonne en moi votre souffrance, O Morts obscurs. Après les combats de tous les temps, otages dont on souille jusqu'au nom, esclaves qu'on met à mort sans même un prétexte.

Que chaque homme soit irremplaçable, si chaque homme pouvait le savoir. Et pas seulement pour ces veuves et ces enfants – (ils éprouvent qu'il aurait dû vivre encore, sans ce meurtre ils entendraient l'éclat de son rire, sa main esquisserait le geste familier...).

Pas seulement pour la fiancée, veuve qui ne fut même pas épouse. Pas seulement pour la mère dont les entrailles s'émeuvent comme pour un nouvel enfantement. Pas seulement pour l'ami qui ne pourra plus dire leur secret.

Mais parce que vous étiez vivants. Vous étiez comme un arbre en pleine sève et qui monte. Vous étiez comme le jeune cheval qui court sans mors dans le matin cuivré de gel. Vous aviez cette évidence d'être vivants. Votre regard heurtait nos yeux, nos mains sentaient votre caresse, votre haleine frôlait nos joues. Vous viviez, O Morts obscurs !

Muses, mes sœurs, versons la libation sur eux de nos chants. Soyons-leur ce chœur funèbre dont on interdit qu'il les accompagne. Recueillons les soupirs secrets, les sanglots étouffés, l'indignation muette de tout un peuple et qu'ils coulent sur leurs tombes sans nom,

pour ces victimes qui n'étaient peut-être pas holocaustes,

pour ces héros qui n'étaient peut-être pas braves,

pour ces martyrs qui n'avaient peut-être pas de foi.