Économie

Aux racines du sous-développement

Sans date

Tentative de diagnostic sociologique

 

Un phénomène d'abord spirituel

Serions-nous tous devenus marxistes ? On ne nous parle du sous-développement que sous son aspect économique et matériel. On nous cite des peuples – La moitié du monde – où le revenu annuel moyen n'est que de cent vingt dollars. A-t-on tort ? C'est vrai que leur misère est un drame. C'est vrai que nous avons le devoir d'y porter remède. Vrai aussi que ces peuples pâtissent d'un déséquilibre entre leur démographie et leur croissance économique. Vrai encore que ce trait constitue leur principal et peut-être unique dénominateur commun. Pourtant leur drame se situe ailleurs. Le sous-développement est d'abord un phénomène psychologique et moral. Il l'est dans ses causes comme dans ses conséquences : tous les remèdes ne seront que leurre ou inefficacité si non ne guérit pas l'âme de ces peuples. Au départ nous manquent une psychologie et une philosophie du sous-développement non comme une structure où sont engagés des hommes, - avec leur chair et leurs passions, avec leurs croyances et leur âme – mais comme un « problème ». Nous prétendons résoudre une sorte d'équation économique ou « a » serait la population et « b » les ressources, pour trouver je ne sais quel « y » ou quel « x ». Alors la réalité d'une humanité qui souffre, et encore plus dans son âme que dans son corps, nous échappe. Le sous-développement devient une de ces histoires de robinets et de cuves, arbitraires et hypothétiques comme les robinets et les cuves de notre arithmétique enfantine. Telle est la cause de nos échecs. De l'argent, nous en versons. Des efforts, nous en avons accomplis. L'argent s'est comme enfoncé dans des sables. Nos efforts sont restés sans fruits. L'histoire de la lutte contre le sous-développement est, pour une large part, une addition d'échecs. L'égoïsme des nantis n'en est pas la seule cause, ni la principale, même si trop réel est cet égoïsme. Sans doute, ces efforts furent-ils mal dirigés. On a saupoudré à travers les continents une assistance économique qui s'est dissipée comme des filets d'eau dans un désert. Mais n'est-ce pas surtout que (inconscients marxistes, répétons-le) nous avons voulu refaire l'homme plus que le sauver. Refaire l'homme … La première (?) en dehors de lui-même, entité abstraite et non être constitué dont il faut assurer la vigueur et dont on n'assurera la vigueur que d'abord en le respectant. Or respecter l'homme, c'est admettre qu'il soit lui-même avec ses particularités et ses choix ancestraux. Mais, surtout, c'est le comprendre. Aussi sommes-nous responsables de n'avoir rien entendu au drame spirituel du sous-développement dont ses aspects économiques, et même les démographies de catastrophe, ne sont qu'une conséquence.

Heurt des civilisations, bouleversement psychologique et ignorance mutuelle

Car le drame du sous-développement résulte d'abord d'un heurt de civilisations. Que n'avons-nous médité le mot de Gobineau : « Avoir affaire aux nations sans les connaître, sans les comprendre, c'est bon pour les conquérants ; moins bon pour les alliés et même pour les protecteurs ; et rien n'est plus insensé pour des civilisateurs, ce que nous avons la prétention d'être »49. Les causes du sous-développement sont principalement historiques50. Ces peuples ont toujours été des peuples de misères – du moins le sont-ils depuis très longtemps -. Notre richesse a souligné cette misère : c'est vrai. Mais surtout des mondes ont rencontré d'autres mondes. Ces peuples sont passés brusquement « d'une histoire de petite ampleur, dont ils avaient la relative maîtrise, à une histoire trop vaste qui les transforme rapidement en instruments »51. En diagnostiquant une déficience morale et psychologique à l'origine du sous-développement, en ayant, si j'ose dire, extrait ce phénomène de son équation économique, nous n'aurons pas guéri le mal. Citons Camus pourtant : « En toute occasion, un progrès est réalisé chaque fois qu'un problème politique est remplacé par un problème humain »52. Il aurait pu l'écrire d'un problème prétendu économique.

Voyons dans les peuples sous-développés d'abord comme des peuples bouleversés psychologiquement. Leurs civilisations et la nôtre se sont rencontrées dans une mutuelle ignorance. Notre cohabitation sur une planète rétrécie n'a rien résolu au contraire. Elle n'a engendré que réciproques complexes de supériorité, générateurs eux-mêmes de racismes également réciproques. Aujourd'hui l'Occident doute de lui-même et se ronge de mauvaise conscience au point de ne plus reconnaître (quel danger!) les valeurs qu'il peut seul apporter. Mais hier ? Relisons le Père Huc, ce savoureux lazariste qui vers 1848 parcourut le Thibet et la Chine : « C'est, nous pouvons le dire entre nous, une race singulière que cette race européenne. Enivrée de ses progrès d'hier, et surtout de sa supériorité dans les arts de la guerre, elle voit avec un dédain superbe les autres familles du genre humain ; il semble que toutes soient nées pour l'admirer et pour la servir. Il faut que tous pensent comme elle et travaillent pour elle. Ses enfants se promènent sur le globe et montrent aux nations humiliées leur pour type de beauté, leurs idées comme base de la raison, leurs imaginations comme le nec plus ultra de l'intelligence ; c'est là leur ultime mesure »53. Cet orgueil cède, mais demeurent bien des séquelles. Élie Faure cite ce mot d'André Gide : « Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête »54. Hélas ! bien des Blancs ne sont pas encore intelligents. Mais surtout sévit, particulièrement en milieu « colonial », l'ignorance. On juge un peuple à travers son boy, seul point de contact avec lui. Et de déduire : « ils sont ceci … ils sont cela ... ». Dans un roman médiocre, mais plein de notations exactes et amusantes, Monsieur le Juge à Boroum-Boroum, Jean Suyeux a bien décrit cette situation : « Les Européens qui restaient, des commerçants pour la plupart, menaient une existence de notables de province, dans des maisons un peu trop grandes entourées de jardins fleuris. L'Afrique ne les intéressait pas. Ils y vivaient en circuit fermé, se regroupant par profession et par race, les Bordelais à des pique-nique, les Antillais autour de verres de punch et de disques de danse … Les Noirs on ne les voyait pas vraiment. Tantôt c'était la foule anonyme croisée dans la rue, tantôt des commis, des domestiques ou des boutiquiers à qui on ne reconnaissait d'existence qu'aux heures légales de travail. Après 18 heures, ils retournaient au néant pour renaître le lendemain à 6 h 30 »55. L'excès inverse, que dénonce un témoin non suspect, Louis Aujoulat, n'est pas plus heureux, quand on accueille « sans réserve toutes les accusations dès l'instant qu'elles sont proférées par un homme de couleur »56.

Cette ignorance a provoqué presque toutes les erreurs politiques commises par l'Europe depuis un siècle – erreurs politiques à travers lesquelles elle n'a présenté aux peuples sous-développés qu'une caricature d'elle-même. Comme le remarquaient les Cahiers Nord-africains, l'homme des pays sous-développés « tombe lui aussi dans les clichés » lorsqu'il nous juge57. « On a parfois l'impression que dans ces pays, les nations étrangères n'apparaissent … que comme des marionnettes qu'on agite à un point nommé, pour doser un marchandage, déclencher un mouvement d'opinion, justifier un échec »58. Encore, chez nous autres Européens,  une élite connaît-elle et nous explique-t-elle ces peuples. Nous possédons des orientalistes, des islamisants. L'Orient n'a pas d'occidentalistes, ni d'européanistes l'Afrique. Ne comptons pas, pour en jouer le rôle, sur les étudiants qui viennent chez nous. Souvent ils ne ramènent que rancœurs, . Surtout, comme le dit Malek Bennabi dans son admirable Vocation de l'Islam, ils n'ont pas pénétré notre civilisation. Ils l'ont lue : ils ne l'ont pas vécue ni comprise.

Mais ils ont oublié la leur. Tragique que tant d'hommes de deux civilisations soient des hommes sans civilisation. Ces hommes, nous les trouvons au cœur même du drame. On les a affublés d'un nom affreux : les évolués. À coup sûr des personnalités, prémices de temps meilleurs, échappent à ce jugement. Mais trop souvent, comme l'écrivait déjà Gustave Le Bon dans sa Psychologie Politique, « le seul résultat de l'instruction européenne, aussi  bien pour le Nègre que pour l'Arabe ou pour l'Hindou, est d'altérer les qualités héréditaires de leur race sans leur donner celle des Européens. Ils pourront accueillir des lambeaux d'idées européennes, mais les utiliseront avec des raisonnements et des sentiments de demi-civilisés. Leurs jugements flottent entre des idées contraires, des principes moraux opposés »59. Un métissage intellectuel opéré, si on peut dire, dans un bain d'ignorance, engendre les pires déséquilibres. Nous avons là le mauvais levain dans la pâte des sous-développés. Humanité pitoyable et malheureuse, certes, mais que guettent les pires aventures. Elle est pour nous une aventure. C'est, hélas ! Une loi historique que la rencontre de civilisations différentes provoque une sorte d'intoxication et de corruption60. La rencontre des barbares et des gallo-romains a enfanté l'ère mérovingienne. Celle des Asiates et des Européens a suscité le nihilisme russe.

La “bonne conscience”, structure psychologique de refus

Ce mouvement s'accentue et se cloisonne de bonne conscience. Au contact de la civilisation dominante, la civilisation menacée se réfugie en elle-même. Elle se tourne vers son passé. Malek Bennabi a décrit le post-almohadien qui divinise les siècles d'or islamiques. L'Africain transmue l'Histoire obscure de son continent en une légende chamarrée. Des thèmes n'ont d'autre objet que peindre des époques imaginaires. Ce phénomène est d'autant plus grave que la « bonne conscience » étend sur lui ses couleurs de mort. Citons M. Nehru, bon spécialiste du pharisaïsme : « Vous autre Occidentaux, vous avez le progrès technique, les Russes et les Chinois ont le sens de la juste organisation sociale, mais nous avons la pureté morale, surtout en tant que nation intervenant dans la politique internationale »61. Phrase doublement révélatrice. Elle témoigne, certes, de la redoutable bonne conscience à l'instant dénoncée. Elle est savoureuse dans la bouche l'homme d’État qui a mené l'affaire du Cachemire en violant dix-neuf des décisions de l'ONU, qui annexe les Établissements français contre le gré des populations, qui conquit Goa par la force. Elle témoigne en outre, d'une ignorance fondamentale de l'Europe chez cet ancien étudiant de Cambridge. Il n'a vu que des usines et des turbo-réacteurs. Il ignore les Cathédrales, comme il ignore ces mystiques dont notre Europe contemporaine s'honore.. il ne sait au fond rien de nous. Cette phrase reflète aussi, rejetant toutes les responsabilités internationales sur l'Occident et les Russes, un autre phénomène spirituel du sous-développement : le transfert. Phénomène de transfert : sans doute le plus inquiétant symptôme du sous-développement et le plus dur obstacle pour s'en dégager62. Tel est le vrai drame des pays sous-développés, au-delà de leur misère ! L'incapacité d'assumer, sur le plan moral, leur propre destin. Nous-mêmes laissons voir les lacunes de notre maturité quand devant les difficultés politiques nous répétons : « La faute revient aux Anglais », ou « C'est la faute des Américains ». Aucun peuple n'aurait de responsabilité vis-à-vis de nous si nous ne lui en avions fourni d'abord l'occasion. Imputer à d'autre nos propres échecs est la racine même du sous-développement, que ce transfert s'exprime en discours incendiaires à l'ONU ou dans les anachroniques diatribes anticolonialistes de peuples indépendants63. Chaque fois qu'un homme d’État d'un pays indépendant crie au colonialisme, il laisse voir, comme par une déchirure de son manteau, la chair de sa colonisabilité.

Ainsi se sont rencontrées des civilisations qui s'ignorent et qui mutuellement s'accusent. Le trait le plus saillant des peuples sous-développés, aujourd'hui, est une sorte de crise morale. Elle est due à une sourde prise de conscience de la désagrégation sociale qui résulte pour eux de cette rencontre64. Ce sont les enfants d'un bouleversement psychologique et moral, nous l'avons dit. Bouleversement qui va jusqu'au fond de l'âme. Les sociétés morales ou (orales?) ont été heurtées par nos sociétés laïcisées, les hommes du rythme blessés par notre raison discursive. Une terrible souffrance en résulte, qui n'a rien à voir avec la pauvreté. Quand ces peuples nous taxent de matérialisme, ils se donnent une facile bonne conscience : tout n'est pas faux pourtant dans leur accusation. La technique – et plus souvent ses résidus – est ce qu'ils ont d'abord vu de nous : en premier plan le vieux jerricane pour le bidonville. Voilà qui est autre chose que la pauvreté. Fosco Maraini affirme que le peuple tibétain, l'un des plus pauvres de la terre, était quand il l'a visité un peuple heureux65. Selon lui le bonheur d'un peuple « réside surtout dans l'équilibre existant entre le monde qui entoure l'homme et le monde qu'il porte en son cœur ». et c'est aussi ce qui distingue un peuple sous-développé d'un peuple pauvre. En quelques décennies aborder une dimension historique jusque là insoupçonnée, être pénétré par une civilisation étrangère tout en continuant de l'ignorer, quel déséquilibre et quel obstacle au bonheur !

Pourtant ces peuples qui nous ignorent et que nous ignorons, ces victimes d'un bouleversement psychologique causé par ces ignorances sont-ils tellement différents de nous ? Entre leur souffrance et celle de notre pauvre Europe la différence est de degré plus que de nature. Nous aussi connaissons déséquilibres et ruptures. Déjà Mannoni voit un rapport entre la crise de la jeunesse européenne et la crise coloniale, l'une et l'autre « ayant leur cause dans les modifications de l'autorité paternelle ». symptôme de surface encore : le déséquilibre réel est ailleurs. « Les progrès de la physique et de la chimie ont mille ans d'avance sur ceux des sciences sociales et sur l'éducation de la la volonté ; l'Europe, caput mundi, vit toute les misères du noble déchu ; les canons de la vie sont dans un état de fluidité continuelle ; les idéals des différentes professions, des sexes, des classes, des âges humains (élément tellement important dans les sociétés équilibrées) subissent de continuelles révisions : tout change, tout devient, tout passe. De nouveaux équilibres qui nous sont inconnus sont peut-être en train de se préparer, mais, seuls, nos arrière-petits-enfants y pourront trouver plus de paix. Nous sommes pris dans des engrenages qui tournent. Certains se sauvent, mais la plupart seront broyés »66. Les peuples sous-développés sont peut-être seulement les plus vulnérables, dans cette crise générale du monde : si on n'y prend garde, les premiers broyés, encore plus que nous entraînés par les distorsions ???. Telle n'est pas la moindre raison pour tenter d'apporter remède à leurs maux.

Un bouleversement économique aussi

Mais si le problème du sous-développement n'est pas d'abord économique, si sous-développement n'est pas synonyme de pauvreté ou même de misère, si le problème posé par ces peuples est avant tout psychologique et moral, néanmoins leur bouleversement spirituel se conjugue avec un bouleversement économique et l'un et l'autre mutuellement s'engendrent. Ces peuples vivaient dans une économie de subsistance, sinon de cueillette. Celle-ci ne suffit plus, même aux hommes qui en demeurent tributaires. La coexistence avec un secteur d'économie moderne, crée, même pour ces hommes, de nouveaux besoins. Ces besoins n'existeraient-ils pas que le fait de se situer dans un État, malgré tout moderne lui aussi, suffirait à p ??? l'économie traditionnelle. Telle est l’œuvre de l'impôt, en ???, il oblige les populations à « transformer leurs conditions de vie, à sortir de l'autarcie économique, pour se livrer à des cultures commercialisables, pour louer leurs bras »67. Au point qu'on peut souscrire au jugement de M. Yves Lacoste : « Le sous-développement procède fondamentalement de l'intrusion du système capitaliste au sein des sociétés ankylosées dans des structures sociales moins évoluées »68. Mais les conséquences  de cette coexistence sont encore plus tragiques : une dégradation profonde de la société traditionnelle en résulte. « Avec les façons culturales et les techniques européennes, s'introduit une vision matérialiste de la terre et les anciens procédés perdent leur signification rituelle »69. dans ces société sacralisées, les actes économiques les plus humbles, les plus quotidiens « étaient en effet habités et animés par une vision du monde sont ils ne sauraient être séparés sans arrachement ni déchirement »70. La conception même de la vie s'effondre. Phénomène qui vient compléter l'évolution du droit de propriété selon le Code Civil. La société villageoise et tribale, fondée sur la propriété collective, en est entièrement secouée.  N'en subsistent que certains éléments affectifs, d'autant plus violents qu'ils ont perdu leur fondement. Par une sorte de mutation la structure devient passion, engendrant les heurts qui ont ensanglantés Treichville et Poto-Poto à l’avènement des indépendances africaines. Au butoir de l'économie moderne c'est l'homme lui-même qui se disloque, tandis que l'économie traditionnelle perd tout sens et toute direction. En effet « l'adaptation au système capitaliste ne suppose pas une simple adaptation de style de vie traditionnelle, mais un changement radical de logique, une mutation radicale et totale des modes de pensée, une transmutation des valeurs qui donnent à l'existence son sens et son prix »71. En attendant cette mutation radicale, rien n'anime plus la société villageoise pour qui n'ont pas de sens encore les grands impératifs de la politique économique de « bien-être » et d'emploi72. La stagnation s'accentue jusqu'à l'enlisement. Nous avons dit que la structure dévaluée se mue en passion : elle se détraque, mais certains des rapports sociaux qu'elle engendrait s'accentuent. L'économie monétaire introduite dans ce qui demeure de la société tribale entraîne par l'usure une reviviscence du féodalisme73. Le chef, hier distributeur de la terre, en devient le propriétaire, accentuant une prépondérance économique qui a perdu sa valeur spirituelle. Les liens de dépendance perdent toute humanité. Ils tournent au servage, sinon à l'esclavage. Ainsi, n'offrant plus un ordre économique valable, la société hybride née de la rencontre des deux économies devient un obstacle à tout développement ultérieur74 .

Et naît, comme une sécrétion naturelle, le sous-prolétariat des villes africaines ou asiatiques, « sous-prolétariat de mendiants, de cyclo-pousse et de porteurs d'eau »75.  Villes écrasantes pour l'arrière-pays, terroir des révolutions ou de la délinquance : elles recueillent tout ce que la société paysanne, désormais vidée de sève, rejette. Elles sont une frange de moisissure aux rives des pays sous-développés. C'est en elle que réside le vrai sous-développement. Il git dans la contradiction de leurs buildings et de leurs bidonvilles, de leurs autoroutes et de leurs cloaques. Symboles d'orgueil moderne, les gratte-ciels pointent  dans l'azur tropical : ils ne sont qu'un instrument de ruine. Dans leur isolement babelique, ils expriment l'impuissance du secteur moderne de l'économie à communiquer avec le secteur traditionnel. Masse de ciment bourdonnante de climatiseurs, mais où n'entrent que quelques privilégiés. Ce secteur moderne est lui-même frappé d'impuissance par son étroitesse, par son manque de structures réelles et, notamment, d'un système de financement organisé. Le préambule de tout développement, c'est-à-dire « un système élaboré d'institutions financières » fait défaut et « le fossé entre l'épargne et l'investissement entraîne un blocage de la croissance »76. Le peu d'épargne s'évade ailleurs. Il se réfugie dans les pays industriels. Le bouleversement économique des pays sous-développés se traduit en stérilité. La juxtaposition de deux économies aboutit à l'incohérence économique. Le moteur traditionnel est anémié par la présence même du secteur moderne. Il est écrasé d'en nourrir les villes, épuisé et perturbé d'en acquitter les impôts. L'implantation des cultures nouvelles, l'ouverture des mines, la création de ports s'y traduit d'abord en une régression sociale77 dont les effets sont plus graves et plus sots (?) que ceux du colonialisme78. En même temps le secteur moderne reste estropié, incapable par son étroitesse même de se développer. De la ruine consécutive à l'entrée trop brusque de l'économie monétaire dans une économie traditionnelle, nous avions déjà un exemple : cette Espagne du siècle d'or dont l'Espagne d'aujourd'hui supporte encore les servitudes. L'intrusion de l'économie monétaire a dévasté ses cultures comme l'aurait fait un feu de brousse : les terres à blé sont devenues la ??? centrale79. Les pays de deux civilisations deviennent des pays sans civilisation, nous l'avons vu. Les pays de deux économies deviennent des pays sans économie. Et les effets des deux bouleversements se conjuguent.

Telles sont les vraies causes du sous-développement : bien autre chose que la misère. Le déséquilibre démographique loin d'en être la cause n'en est que la conséquence. L'augmentation de la population ne pose de problème grave, phrase non lisible 80..Placer le problème des pays sous-développés sous le signe d'une politique de dénatalité est aussi puéril que de soigner la malnutrition par la diète.

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Et jusqu'à présent ces faits se sont aggravés. Avec le règne du diplômé le néo-colonialisme s'accuse, au point que la société qui nait de ce bouleversement est une société à l'envers, où « la hiérarchie des valeurs et des fonctions ne coïncide en aucune manière avec la hiérarchie des urgences et des besoins »81. L'économie en est à nouveau perturbée, car à travers leurs nouveaux dirigeants ces pays adoptent nos habitudes de consommation beaucoup plus vite que nos techniques de production82. Le transistor élimine la charrue à disque. Tableau sombre et que nous devons encore assombrir. Aux perturbations décrites s'ajoutent la perturbation familiale. Celle-ci enlève à l'homme le ressort moral nécessaire pour lutter contre le sous-développement. La famille s'est effritée mais sans que s'y substitue de façon générale le « foyer » de type occidental. La calamiteuse proportion des divorces et des abandons témoigne83. Or une société sans stabilité familiale est, en soi, une structure de refus du développement. D'autant plus que subsiste des ??? de l'ancienne famille élargie. Elle subsiste, mais comme encouragement au parasitisme du petit cousin qui vient manger au salaire de quiconque travaille. Ce parasitisme alourdit encore le poids des villes et contribue à la formation du sous-prolétariat. Je connais un homme d'affaire africain qui, à lui seul, doit faire vivre plus de cent personnes. Perturbation spirituelle, perturbation économique, perturbation familiale, telles sont les trois causes du sous-développement.

Les extirpera-t-on ? La réponse ne nous appartient pas. Elle appartient aux jeunes hommes d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine. Aucune lutte contre le sous-développement n'aura d'efficacité sans leur effort. Il leur revient d'instaurer un socialisme original qui ne soit pas verbalisme et jargon marxiste. Il leur revient de surmonter en eux les complexes du métissage intellectuel. Il leur revient de fonder de vrais foyers et qui sachent être exemplaires. De toutes les structures qui s'imposent à eux, celle-ci est peut-être la première. Nous-mêmes ne pouvons guère que leur tendre une main discrète et surtout, n'apporter notre aide que lorsque les conditions d'efficacité sont remplies ou qu'elles tentent à l'être.

Le tiers monde accuse les pays industriels. Même quand il a raison son procès est stérile et dangereux : un transfert qui l'empêche de voir que son mal il le porte en lui et que sa guérison lui incombe. L'aide aux pays sous-développés ne portera de fruits que sur l'arbre de leur courage.

 


49 Gobineau, Religions et philosophies de l'Asie Centrale, p. 13 de l'édition NRF.

50 cf. Lacoste, Les pays sous-développés, p. 51, voir aussi Luis Liez del Coral, Le rapt de l'Europe, p. 160.

51 Balandier, Afrique ambigüe, p. 86.

52 Camus, Actuelles III, p. 88.

53 RP Huc, Souvenir d'un voyage dans la Chine, p. 285 de l’Édition du Club des libraires de France.

54 Élie Faure, D'autres terres en vue, p. 30.

55 Jean Suyeux,  Monsieur le Juge à Boroum-Boroum, p. 89.

56 Aujoulat, Aujourd'hui l'Afrique, p. 311.

57 Cahiers Nord-Africains n°72 p. 19. Mannoni avait lui aussi insisté sur cette incompréhension, incompréhension dont Dom Denis Martin se fait l'écho dans une admirable étude sur la Vie Monastique, École de liberté (Bulletin de Toumlilline, juillet 1961, p. 5).

58 Berque, Les Arabes, p. 102.

59 Cité par Raymond Charles, L'Art musulman, p. 134. voir aussi Mannoni Psychologie de la Colonisation, p. 86.

60 Cf. Gonzague de Reynold, Le Monde Russe, p. 336.

61 Cité par Alfred Grosser « Quelques aspects de l'Inde » dans Le Monde 30/10/58.

62 « Les objectifs des journaux, dans certains pays nouvellement indépendants, restent polarisés exclusivement par la politique et les revendications contre les étrangers. Bref, le peuple n'est ni éduqué ni orienté vers le travail et les tâches constructives : la propagande continue à lui assurer une bonne conscience en transférant (souligné dans le texte) su l'Occident la cause de tous les maux qui accablent le pays ». Cahier Nord-Africains n°72 1959 (ESNA).

63 Ainsi, l'homme d'Outre-Mer, constatant avec douleur que sa culture et ses institutions traditionnelles n'ont pu soutenir le chaos de la civilisation occidentale, entreprend à la fois de décalquer celle-ci dans les sens les plus divers (parlementarisme, fascisme, presse, etc …) et de réhabiliter son propre passé. Il finit parfois par penser que c'est l'invasion occidentale qui a détruit ou rendu inefficace son héritage : si les Noirs sont nus, c'est que les Européens les ont dépouillés au moment de la traite ; et le Maghreb, avant d'être conquis par la force possédait une industrie lourde, avec des techniciens et des ingénieurs ; au surplus, la foi et les cultes traditionnels assuraient un niveau spirituel et moral bien supérieur à celui de l'Occident, ravagé par le matérialisme. Prendre conscience collectivement de cet héritage, le retrouver et le reconstruire, bâtir des communautés, des sociétés, des écoles, tel est le pro ??? d'un nationalisme qui le ??? l'étouffant. P. Rondot dans Économie et Humanisme, nov-dec 1957 p. 286.

64 Lacoste, Les pays sous-développés, p. 68.

65 Fosco Maraini, Tibet secret, p. 182.

66 Mannoni, op. cit. p. 125.

67 Lacoste, op. cit. p. 62.

68 id. ibid. p. 19.

69 Pierre Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, 1958, p. 122.

70 id. ibid. p. 23.

71 id. ibid. p. 23.

72 R. Gendarme, L'économie de l'Algérie, 1959, p. 122.

73 Lacoste, op. cit. p. 66.

74 P. Bourdieu, op. cit. p. 107. La profondeur des modifications psychologiques et morales entraînées par l'évolution économique a été bien montrée par Balandier, dans sa Sociologie de l'Afrique Noire, p. 267.

75 Julien Cheverny, Éloge du colonialisme, 1961 p. 106

76 Abramovitz & Goldschmidt, dans American Economic Review, mai 1958.

77 Robert Buron dans Études ??? et conjonctures, n° 11 décembre 1956, p. 1053.

78 Germaine Tillion, Algérie 1957, p. 110.

79 Dauphin-Meunier, L'aide extérieure aux défis du sous-développement, p. 17.

80 Lacoste, op. cot., p. 46.

81 Julien Cheverny, op. cit. p.49.

82 id. ibid. p. 44

83 Rondot, dans l'Afrique et l'Asie, 1er trimestre 1961, p. 22.