Rencontre de l'Extrême-Asie  

En audience de SM Bao Daï

Dans les atlas, l'Indochine est une grande tâche allongée. Dans nos esprits, elle est quelques images assez simples, chapeaux tonkinois, yeux bridés, toits plissés et relevés comme des jupes. Belle ignorance des Français pour leur monde propre ! Nul pays n'est si complexe, si divisé, si contradictoire que l'Indochine. Tout y est disparate : les États associés, mais entre eux hostiles, dans le Vietnam lui-même les provinces en opposition, les grasses plaines surpeuplées et les montagnes désertes, les saisons alternées d'Hanoï et l'éternel été de Saïgon, la touffeur des deltas et l'air vif de la région haute.

Dalat. Il fait presque froid. Anachroniques quelques bananiers autour des planches de haricots et de laitues grelottent. Le vent siffle une aigre tempête. Non la tornade de la rizière, mais dans une crachin qui pénètre comme un embrun une tempête de Bretagne. Les pins grincent. Je me crois sur ma lande de Concarneau en temps d'équinoxe.

J'attends pour être présenté à SM Bao Daï, chef de l’État du Viet Nam. Mes sentiments sont contradictoires. Bao Daï, c'est un peu mon enfance. Je m'attendrissais, en feuilletant l'Illustration, devant ce garçon de mon âge, ou presque, si étrangement vêtu et dont on faisait une idole. Mais ce sont aussi d'autres histoires... Je suis assez mal prévenu contre lui. Sans doute me suis-je résigné à ce qu'on appelle « La solution Bao Daï ». Quant au prix d'un énorme effort on a fait reconnaître un gouvernement par trente cinq nations, même si ce gouvernement ne nous satisfait qu'à demi on est obligé de le soutenir. On parle aussi beaucoup des inconvénients de cette solution, mais quelle autre plus valable a-t-on jamais proposée ? Tout ce que j'ai entendu suggérer d'autre apparaissait absurde dès lors qu'on le confrontait à la réalité.

J'ai beaucoup parcouru le monde. Sur la seconde pente de ma vie, je ne suis plus très accessible à la surprise. Sans doute la simplicité de l'Empereur m'impressionne-t-elle agréablement. Bien plus me frappe son intelligence. Nos quelques deux heures de conversation portent sur des sujets très divers : les jugements de mon interlocuteur sont toujours nets, clairs, d'une étonnante sûreté. Me frappe aussi sa connaissance de l'Indochine. Jusqu'ici certains vietnamiens m'ont bien parlé du Tonkin, d'autres de l'Annam, d'autres de la Cochinchine. Bao Daï connaît tout son Vietnam. Il en connaît l'économie. Il en connaît surtout les hommes. Pas une personnalité, même secondaire, qu'il ne jauge à sa mesure, dont il ne sache et la position et les faiblesses.

Je sais qu'en ce moment j'irrite des amis. On ne pardonne pas à celui qui bouscule les a priorismes sur lesquels on a bâtit sa petite conviction politique. En France on est parfois tolérant envers les idées : on ne l'est jamais envers les faits. La politique n'y est jamais science, simplement échafaudage de déduction sur des postulats gratuits. On n'a pas rencontré Bao Daï, mais on a construit une théorie de l'affaire d'Indochine sur une certaine image de Bao Daï, et tant pis si la réalité ne correspond pas à l'image : on se bouchera les yeux et les oreilles. C'est beaucoup plus facile que réviser une position.

Pourtant comment n'apporterais-je pas ce témoignage ? Comment ne dirais-je pas aussi à tous les « il n'y a qu'à » de nos amis, que Bao Daï, malgré des faiblesses connues est la seule autorité politique non communiste d'Indochine ? Vous me citez tel chef catholique, vous me citez tel homme du nord ou tel conchinchinois ? Vous ne les ferez accepter par quiconque n'est pas strictement de leur obédience que s'ils ont la caution de Bao Daï. Et certes, je ne prétends ni avoir tout compris, ni être jamais sûr de moi dans un pays où deux et deux ne font pas quatre : mais du moins, ce témoignage-là, je l'apporte.

L'Empereur me parle de ses intentions. Il m'en parle avec ce frémissement et ce balancement d'un pied sur l'autre qu'ont les vietnamiens quand ils s'enflamment pour un sujet. Autour de nous ses trophées de chasse, de belles laques, un intérieur dont l'ordonnance même me rappelle que Bao Daï est de formation française – et cela aussi, c'est un titre.

Les trois tâches de Bao Daï

Écrasante responsabilité que la sienne : créer un état, former une armée, susciter un esprit public.

Dans ce pays qui se dit nationaliste et qui s'est si fortement revendiqué lui-même, créer un état est chose difficile : on n'insistera jamais trop sur le disparate du Viet-Nam. Disparate historique que la colonisation française, allant du protectorat annamite à l'administration directe de la Cochinchine, n'a fait qu'accentuer. Pour un état tout jeune et des gouvernements qui s'improvisent, la tentation est très forte de centraliser et de niveler artificiellement. L'Inde de Nehru est en train de sombrer dans cet abîme. Y échappe-t-on complètement au Viet-Nam ? Je n'en suis pas sûr, et je me demande si les gouvernements des trois grandes provinces historiques bénéficient de toute la liberté d'action nécessaire ? Par un décalque imprévu de notre jacobinisme tout ne dépend-il pas du Gouvernement Central ? Le péril est si grand dans un pays aussi complexe, héritiers de traditions contradictoires, d'une civilisation composite – chinoise, hindoue et française – et dont les éléments sont loin d'être partout dosés à même proportion, compliqué de minorités irréductibles sinon hostiles. La centralisation aboutira fatalement à l'éclatement. Je l'ai souvent dit à mes amis vietnamiens : leur pays sera fédéral ou il ne sera pas. Ils tiennent en main désormais leurs destinées : la décentralisation sera le test de leur maturité.

Et puis l'armée... Nous y sommes directement intéressés, nous qui attendons sa relève. Les vietnamiens sont leurs propres maîtres et c'est aussi un test de leur aptitude que leur capacité de se défendre. Mais pour l'armée française, l'armée vietnamienne ne sera pas tant relève que complément. Nous avons dit le caractère de cette guerre et l'inadaptation relative de nos formations classiques. Les vietnamiens au contraire sont spécialement aptes à ce combat de guérilla. Née des milices, dès l'origine leur armée en porte la marque.

J'ai visité leur école militaire, calquée sur notre Coëtquidan et qui l'évoque jusque dans son paysage. Même crête de collines, entre des collines, mêmes lointains boisés. Hélas ! ces maléfices sont autres que ceux de Merlin et de Broceliande !

À la recherche du nationalisme

L'armée vietnamienne vaudra surtout dans la mesure où le gouvernement de SM Bao Daï réussira la troisième des ses tâches : la création d'un esprit public. Dussé-je être taxé de paradoxe, je dirai que le drame du Viet Nam est l'absence de nationalisme. On trouve beaucoup moins de nationalisme qu'on ne croit généralement chez Ho Chi Minh. Le nationalisme, le communisme l'a largement absorbé. Ce qu'on a pris vers 1946 pour du nationalisme, était-il autre chose que l'éternel réflexe xénophobe de l'Asie, sans rien de positif ni de constructif ? Un tel réflexe ne pouvait subsister en face de l'idéologie marxiste.

Malheureusement, nous ne trouvons pas non plus assez de vrai nationalisme dans l'autre camp. Des criailleries, des aigreurs, mais défaut trop souvent le vrai nationalisme. Quant à la masse du pays, on dirait que les événements roulent sur elle sans la pénétrer.

On a fabriqué un mot en Indochine : l'attentisme. Il désigne ceux qui attendent la victoire pour voler brusquement à son secours. On s'étonne qu'ils soient si nombreux. Évidemment, que le paysan dans sa rizière ou l'ouvrier famélique dans sa paillotte du faubourg ne redoute pas le communisme est normal. Ils ne savent pas ce qu'il est et ne peuvent pas le comprendre. Et puis, allez parler de liberté à ceux que la faim a toujours empêché de la connaître ! Malheureusement l'attentisme va très au-delà de ces classes nécessiteuses. Il est surtout (dans tous les sens du terme) un phénomène bourgeois. Pour le comprendre nous devons encore nous référer à la sociologie de cette guerre. Sauf dans ces éléments très occidentalisés, le Vietnam ne saisit pas que cette guerre n'est pas comme toutes celles de son histoire, le heurt de deux factions et de leurs condottières, sans qu'aucun argument moral soit en discussion. Réaliste et paysan, le vietnamien répugne à l'idéologie. Dans le communisme, ce n'est pas la doctrine marxiste qui l'attire, mais un miroitement apocalyptique de bien être. Aussi, même dans ces classes qui ont le plus à redouter un triomphe viet-minh a-t-il peine à entendre l'enjeu de la lutte.

Tant que les français ont gouverné on a pu confondre cette xénophobie avec un nationalisme. Maintenant, force est de constater l'absence trop fréquente d'élan. Assez hostiles à l'étranger, ou plutôt assez emportés dans le tourbillon asiatique pour avoir voulu leur indépendance, les vietnamiens auront-ils assez de foi en eux-mêmes pour se bâtir une patrie vietnamienne ?

Question d'autant plus angoissante que les lendemains de la guerre seront difficiles dans ce pays traditionnellement divisé. Les confessions et les sectes s'affronteront – catholiques, caodaïstes, Hao-Hoa. Les provinces s'opposeront. Aussi assiste-t-on à ce spectacle, je reprends le mot, paradoxal d'une France recherchant parmi les vietnamiens les éléments les plus vraiment nationalistes. L'avenir de la France au Vietnam est lié à l'épanouissement du nationalisme vietnamien. Nous ne vaincrons Ho Chi Minh et ses maîtres chinois que si les vietnamiens savent vouloir – et passionnément – l'indépendance de leur patrie.