Indochine

La révolte des peuples sous développés

Que les trois quarts de l'humanité ne vivent, – on ferait mieux de dire ne meurent de faim – qu'avec le quart du revenu mondial ; que dans l'Asie des moussons, plus spécialement, la moitié de  cette humanité vive sur le sixième des terres émergées avec le cinquième  de ce revenu, voilà deux formules mathématiques qui expliquent beaucoup des événements de notre époque. Ces faits, quand nos petits-enfants écriront notre Histoire, ils leur consacreront de grands titres, comme sans doute ils feront du triomphe de Mao Tsé Toung en Chine une des dates autour de laquelle on fait tourner son récit. À ces faits, à cette date, ils consacreront infiniment plus de place, sans doute, qu'au problème allemand, séquelle à leurs yeux,  d'une autre époque, et même qu'à la cassure du monde entre soviétisés et occidentaux.

Car de ces faits, la querelle entre soviétisés et occidentaux tire l'essentiel de son danger. Entre les partenaires de notre drame international, ces peuples faméliques sont un enjeu. Comme de tous temps les peuples faibles, ils offrent un champ de bataille aussi, répondant les premiers à cette douloureuse vocation des neutres. Mais surtout, ils se révoltent. Une immense révolte qui, passant par tout l'Orient, couve et même éclate depuis le Maghreb jusqu'à la Cordillère des Andes.

Un nationalisme qui est révolte

Révolte des peuples affamés contre les peuples nantis. Révolte des peuples qui à notre contact découvrent leur propre faim. Certes, voilà des millénaires qu'ils ont faim, ces peuples. Mais désormais, dans un monde que la vitesse a rétrécit au point que l'on va plus vite de Paris à Tananarive que, voici seulement un siècle, de Paris à Lille, ils cohabitent avec nous. Ils nous voient. Ils nous touchent. Le drame de Lazare et du mauvais riche n'aurait pas été identique si Lazare n'avait pas habité sous l'escalier même du riche. Au contact de l'Occident, ces peuples ont découvert leur  inénarrable misère. Oui, une misère dont nous n'avons même pas idée. Qui n'a pas vu les faubourgs de Bombay ou de Calcutta ne sait pas jusqu'à quel degré de dégradation peut tomber l'homme.

Et leur révolte, ces peuples de sous-prolétaires, l'expriment en termes de nationalisme. Cette révolte est d'abord sociale, elle est d'abord le hurlement de la faim. Mais ce cri même, elle le confond avec les maîtres-mots du nationalisme, ces maîtres-mots de la Révolution Française que nous avons lancé dans le Monde pour éclater les vieilles monarchies, dont au cours de plusieurs guerres nous avons usé comme de bombes pour démanteler l'adversaire, mais qui nous reviennent après d'étranges périples – car les idées sont des engins explosifs dont les réactions en chaîne n'ont pas de frein.

Archaïques, ces nationalismes, exotiques, sans doute, à l'heure où nous dépassons les nôtres.  Mais encore une fois, ils se situent en deçà du nationalisme  classique.  N'explosent-ils pas dans des pays sans nationalité définie ? L'historien anglais Toynbee, dans une de ses meilleures pages, montre à quel point la nationalité est un fait purement occidental. Il compare notre Europe à une marqueterie de frontières linguistiques précises.  Ainsi l'oppose-t-il à  ces pays exotiques où se superposent des couches linguistiques entremêlées comme la trame et la chaine d'un tissu. Ce nationalisme s'affirme donc dans des pays ethniquement et linguistiquement composites. Et d'ailleurs, c'est dans les pays exotiques indépendants qu'il est parfois le plus violent. Le libre Empire d'Iran, l’Égypte pratiquement libre, les Philippines et l'Indonésie désormais indépendantes, ne sont pas les moins secoués. Du terrorisme à des guerres d'Indochine qui n'osent pas dire leur nom, nous trouvons toutes les nuances de la révolte. C'est qu'en réalité, ce qu'on appelle nationalisme n'est que révolte, n'est que négation et refus de l'ancienne domination de l'Occident.  Ce n'est pas une expression exaspérée d'un patriotisme parfois totalement ignoré, mais un sursaut prolétarien et racial qui emprunte un vocabulaire nationaliste à la fois parce que ces pays ont été éveillés en contre-choc de notre Révolution Française, et parce que cet éveil a coïncidé très souvent avec la découverte de l’État  et de son appareil administratif apporté par nous dans les bagages de la colonisation.

Tels sont ces nationalismes exotiques. C'est dire en même temps que si, en Occident, dans les survivances de nos querelles nationalistes, nous évoquons ces vieillards des asiles qui se disputent avec des mots et des gestes d'enfants, on doit comprendre que les nationalismes exotiques, eux, ne sont pas une survivance sénile, mais vraiment l'expression d'un phénomène de notre temps. C'est dire aussi qu'en face d'eux une attitude simplement négative ne suffit pas et que nous n'arrêterons pas le cours de l'Histoire en fermant les yeux sur son évolution.

Mais la coïncidence d'un autre phénomène contribue à donner à leur explosion son extraordinaire violence : la faiblesse, pour ne pas dire la décadence d'une Europe sortie exsangue de ses luttes fratricides. Une évolution progressive aurait pu mener ces peuples vers leur épanouissement, elle aurait pu leur apporter un mieux-être économique. La politique obéit à des lois presque physiques. L'effacement de l'Europe, par une sorte de phénomène de dilatation, a précipité le rythme de ce qui n'est même plus une évolution. L'ancien équilibre mondial s'est trouvé renversé d'un seul coup. L'Asie d'abord - entraînant les autres continents – est entrée brusquement dans l'Histoire. La coïncidence entre la conscience que les peuples sous-évolués ont pris de leur misère avec la dégradation de la prépondérance européenne, tel est le fait majeur de notre temps.

Ce problème est un problème français

Comment la France n'en aurait-elle pas subi le contrecoup, elle qui se situe sur tous les continents. Oh, je sais bien ! Au XIXe siècle notre pays a rassemblé (et non conquis comme on l'écrit) le plus grand empire colonial du monde sans le faire exprès. Il ne fait guère plus exprès de le conserver au XIXe. Aussi n'oublions pas que cette grande secousse du monde, c'est au milieu même de notre pays qu'elle passe. Non sur la périphérie. Non dans des espèces de dépendances, mais au milieu même. Cela aussi est une donnée du problème. Certains, en effet, devant cette espèce de poussée, voudraient tout abandonner. Ils virent à tous les vents de l'anticolonialisme. Position séduisante pour des hommes d’État du quartier latin, mais générosité fausse jusqu'au crime. Que deviendrait notre pays qui produit trop cher si nous perdions nos débouchés d'Outre-Mer, qui représentent, dans un sens comme dans l'autre, 70% de notre commerce extérieur ? Quelles faillites ! Quelle misère ! Quel chômage. Quiconque possède le sens de sa responsabilité nationale est obligé de chercher une autre réponse au problème. Ayant vu comme un fait constatable la grande aspiration sociale des pays sous-développés, voyons également comme un fait, pour la France, cette nécessité nationale de demeurer unie aux peuples dont elle a historiquement, depuis parfois plusieurs siècles, assumé le destin, et avec qui elle a réalisé une extraordinaire osmose. L'Histoire est là. Des liens se sont créés, qu'on ne dénouerait pas sans que les uns et les autres en pâtissent. Pour ces peuples comme pour nous-mêmes s'impose que nous demeurions unis.

Voilà pourquoi dans le titre VIII de la Constitution, nous avions inventé l'Union Française, et voilà pourquoi nous avions donné à la République Française Outre-Mer, une certaine forme et un certain style. Et certes, quant à ces institutions juridiques, l'Union Française est peut-être à repenser, et certes, bien des institutions de la République demandent à être déterminées, voire refondues. Il faut d'ailleurs que dans les prochains mois le Mouvement s'attache à cette étude, et que nous mettions au point notre doctrine sur le statut des Assemblées locales, les Conseils de Gouvernement, le rôle à attribuer aux grandes Fédérations africaines. Je n'en finirais pas d'énumérer les tâches.

Mais si ces institutions auraient souvent besoin d'être révisées pour tenir compte de l'évolution extraordinairement rapide de nos pays d'Outre-Mer, une idée demeure qui était comme leur support moral, idée à laquelle nous resterons indéfectiblement attachés. Cette idée : substituer progressivement aux anciens liens impériaux qui étaient des liens de subordinations, de libres liens d'associations. Les institutions peuvent varier, mais au problème posé à la France par la grande fermentation des peuples sous-développés et par l'impérieuse nécessité – pour elle comme pour eux – qu'entre les peuples de sa mouvance et elle-même une union demeure, il n'est pas d'autre réponse que l'association – une association dont les modalités peuvent varier et évoluer, mais indéfectible quand même.

L'enjeu asiatique

En Asie, la révolte des peuples sous-développés a pris un sens particulier le jour où la Chine s'est trouvée entièrement soviétisée. La chute de Tchang Kaï Tcheck, je viens de vous le dire, représente l'une des plus grandes dates de l'Histoire contemporaine. Déjà, parmi cette humanité famélique, un slogan avait cours : « L'URSS était un pays pauvre, elle est devenue riche. Faisons comme elle et de pauvre nous deviendrons riches ». Mais désormais, avec une Chine qui consacre 20% de son revenu annuel à s'équiper – une Chine, c'est-à-dire un pays vraiment asiatique – ce slogan prend une singulière efficacité.

Que peut opposer l'Occident ! Certes, cette victoire économique de la Chine est au prix d'une génération massacrée. Que leur importe ! La Grande Muraille fut construite au prix d'un massacre identique. La vie humaine n'a pas beaucoup de poids dans ces pays. Alors nous leur parlerons de liberté. La liberté, cela n'a pas beaucoup de sens quand on meurt de faim. La liberté, il faut la connaître ou du moins savoir ce qu'elle est pour l'aimer. Le savent-ils, ces peuples misérables ! Ils ne l'ont jamais connue.

Quant aux spiritualités qu'on prétend parfois opposer en barrière à la montée de cette marée communiste, ne nous nourrissons pas d'illusions. Outre que la propagande soviétique sait user des religions exotiques à ses propres fins, sachons que, surtout en Asie, beaucoup de jeunes ont perdu toute foi. Dans le vide métaphysique ainsi créé, toutes les mystiques de la terre coulent, du nationalisme le plus exacerbé au stalinisme. Dans ce cas, hélas trop fréquent, les spiritualités n'ont plus guère d'autre rôle que vêtir d'absolu les contingences de la politique.

Si l'Occident ne veut pas être un jour ou l'autre submergé par ce qu'il est désormais à la mode d'appeler son prolétariat externe, il doit regarder en face le problème des peuples sous-développés,  et plus spécialement guérir la faim du Sud-Est Asiatique. Il lui faudrait y sacrifier 2% de ses revenus nationaux. Seulement, jusqu'à présent, il n'a même pas amorcé cet effort et le Point IV lui-même lancé à grand fracas par le président Truman, au lieu de résoudre le problème, n'a guère fait qu'en souligner l'acuité. On doit constater la carence de l'Occident, la carence qui ressemble d'assez près à un suicide ; ajoutons qu'un renversement de la politique d'avarice des nations et un effort constructif en faveur de ces peuples affamés, avant de donner des résultats, demandera du temps, beaucoup de temps.

Ce renversement ne peut donc s'opérer que derrière une barrière stratégique, qui est en même temps la seule défense des Occidentaux dans ces régions. Une sorte de rocade occidentale court autour du bloc sino-soviétique, depuis les Aléoutiennes jusqu'au Moyen-Orient, ou du moins jusqu'au Pakistan. Cette rocade paraissait solidement étayée, surtout depuis que la Birmanie a partiellement terminé sa guerre civile et, en dépit de points assez faibles, comme le Siam, ou même d'une césure, les Khouriles, dangereusement accordées à Staline par un Roosevelt agonisant. On pouvait s'inquiéter pour le Japon, mais à une certaine échéance. Malheureusement, cette rocade passait par l'Indochine – et ce n'est pas l'aspect le moins inquiétant du drame d'Indochine que la dégradation de sa situation politique et militaire puisse signifier une rupture de cette rocade.