Qu'est-ce que la guerre d'Indochine

Les difficiles solutions

Étudier jusque dans ses réalités sociologiques la guerre d'Indochine, s'est mieux en discerner les issues, ou moins prétentieusement, mieux voir les obstacles devant certaines d'entre elles.

Nécessité des négociations internationales

La guerre d'Indochine, avons-nous vu, est d'abord une guerre internationale, même si elle présente ce caractère paradoxal de ne pas comporter d'issue militaire. Ce dernier fait résulte de sa liaison même avec la « guerre froide » dont elle est avant tout un aspect chaud. À moins de généralisation du conflit, on n'imagine pas les Occidentaux laissant écraser le corps expéditionnaire français et les unités régulières vietnamiennes. On n'imagine pas beaucoup plus la Chine abandonnant les troupes du général Giap, à moins que l'évolution générale de la guerre froide ne lui fasse prendre vis-à-vis de celui-ci la même attitude que naguère l'URSS avec Markos. D'où l'intérêt de la conférence de Genève.

On peut dire que même si celle-ci échoue, ce qui n'est pas exclu, (on ne doit pas se leurrer),  du fait qu'on recherche désormais la paix sur le plan même où se situe la guerre, un grand pas est heureusement franchi. Si même la conférence de Genève échoue, une autre conférence pourra ensuite avoir lieu : le principe est désormais acquis que la guerre d'Indochine intéresse le monde entier. Ce fait est doublement important. D'abord à cause du caractère même de Ho Chi Minh. Ceux qui recherchent la paix en Indochine uniquement ou principalement par la voie des négociations privées, commettent une erreur de perspective. Ils oublient à quel point Ho Chi Minh est lié non tant à la Chine qu'à l'URSS. Négligeant ses antécédents, ils s'obstinent à ne voir en lui qu'un nationaliste alors qu'il est avant tout un communiste. Ils établissent un parallèle mensonger entre lui et Mao Tse Toung, oubliant que si Mao est allé  pour la première fois en URSS comme chef d’État, Ho Chi Minh, lui, est un vieux routier du communisme occidental, puis du communisme russe. Ho Chi Minh, (nous insistons car à nos yeux c'est capital), a été formé à Paris. Il est en marxisme l'élève d'un Marty alors orthodoxe. Il a participé au congrès de Tours où s'est consommée la rupture entre la IIe et la IIIe Internationales. Il a été au congrès de Marseille un des fondateurs du communisme français. Il a vécu sept ans à Moscou, comme directeur d'écoles de cadres pour l'Asie. Il a été l'agent du Komintern, (ou plutôt du Krestintern) dans le Sud-Est asiatique. Sa carrière témoigne de son obédience. Elle suffit à situer la guerre d'Indochine très au-delà du champ de bataille indécis où les armées s'affrontent. Mais, comme nous le disions, l'internationalisation des négociations est intéressante à un autre titre : même si à un moment certaines négociations directes peuvent intervenir, elles n'auront de valeur que dans le cadre de garanties internationales. Ici l'histoire des conférences de 1946 est révélatrice. Des négociations directes ont eu lieu alors. Elles ont échoué parce que Ho Chi Minh s'est refusé à donner aucune garantie ni pour les Français d'Indochine, ni pour les minorités, ni pour les Eurasiens, ni (je dirai « encore moins » car il fut sur ce point catégorique), pour les Vietnamiens fidèles à la France. Même quand on renonce à des droits, on est lié par des devoirs. Or, tous ces hommes que nous venons d'énumérer, la France ne pouvait et elle ne peut les abandonner à la vindicte des guérilleros. La seule parole de Ho Chi Minh ne peut suffire si elle n'est sanctionnée internationalement. Voilà pourquoi le fait que la Chine communiste est appelée à côté des Américains à une conférence pour parler de l'Indochine, est essentiel. Il ne peut y avoir de paix dans la péninsule sans que les grandes puissances y soient impliquées.

Difficultés des négociations directes

Est-ce exclure pour autant toute négociation directe ? Non. Et puis, en Asie de telles négociations ont-elles jamais cessé ? Seulement on doit y apporter une grande prudence car l'appel constant à la négociation, outre qu'il démoralise les unités combattantes, outre qu'il contribue à l'attentisme, a d'immédiates répercussions sur la guerre même. N'est-on pas en Orient ? Chaque appel direct à la paix a provoqué l'offensive de l'adversaire persuadé dès ce moment qu'en faisant un effort supplémentaire, il obtiendrait des Français quelque chose comme une reddition sans conditions. Ainsi l'appel de Léon Blum eut-il son immédiate réplique sanglante. Ainsi la première offensive sur le Laos, par ailleurs si difficilement explicable, a-t-elle coïncidé avec des projets de négociations esquissées par M. Jacques Raphael-Leygues à l'instigation de M. Herriot et de M. Vincent Auriol.

La négociation directe présente encore une autre difficulté. Normalement la France ne peut la mener qu'en accord avec les États associés, gouvernements par elle reconnus et même en ce qui concerne le Vietnam, établi. Or, ces gouvernements ne seront peut-être pas très ardents à apporter à leurs adversaires quoi que ce soit d'acceptable. Mais parallèlement, les négliger serait suprêmement imprudent, quoi qu'en pensent certains en France, en même temps qu'immoral. Un gouvernement qui possède une armée nationale, quelle que soit son origine, n'est jamais un fantoche. Les négociations directes de la France pourraient en préparer d'autres et avec de bien troublantes répercussions.

Mais avant tout sur quoi négocier ?

En fait, négociations directes et négociations internationales forment un tout qu'on aurait tort d'entièrement dissocier, car, si on discute beaucoup la manière de négocier, on oublie toujours la question qui commande la solution sur quelle base négocier.

Une opinion mal éclairée schématise les problèmes. Par définition même elle n'en retient que les données les plus superficielles. La lecture de la carte, mais plus encore le survol du Vietnam en rase-mottes enseignent que les conditions de paix ne sont pas faciles à déterminer dans un pays sans structure, ce pays de villages en archipels dans la miroitante rizière, - après une guerre sans front et souvent sans combattants officiels.

Le précédent coréen achève de créer la confusion. L'affaire de Corée était beaucoup plus souple. Elle n'avait pas été comme envahie par la sociologie locale, surtout il y avait un point de départ sur lequel s'entendre comme ligne éventuelle de partage – le 38e parallèle – et un front qui coïncidait presque exactement avec lui. Il n'y a ni point de départ, ni front défini en Indochine. Partout, sauf en des lieux limités et dispersés, c'est l'interpénétration. On connaissait la guerre de positions et la guerre de mouvements : l'Indochine a introduit la guerre de cohabitation. La ligne de front est un puzzle qui coupe le pays diguette par diguette.

En Corée, deux gouvernements se trouvaient face à face ; bipolaires comme les coalitions qui s'affrontaient à travers eux. L'Indochine a certes deux gouvernements, mais toute une complexité de castes, de provinces de villages, avec des chefs de bandes et des féodalités religieuses – Hoa Hao, Caodaïstes, Catholiques. Complexité politique et imbriquement militaire rendent beaucoup plus ardue la recherche des conditions de paix.

Leurre des élections libres

Certes avec simplisme ou paresse, on peut imaginer un « cessez le feu » général, avec dans un délai déterminé, de libres élections. Nous sommes parvenu à un tel « américanisme » que des Français proposent impavidement cette solution. En premier lieu, le cessez le feu de l'armée invisible et des bandes mercenaires est une opération plus délicate qu'on ne croit. D'autre part, les élections dans l'analphabète Extrême-Orient sont une opération partiellement illusoire. Les urnes appartiennent d'avance aux groupes politiquement organisés. Or, si les communistes sont peu nombreux au Vietnam, ils représentent la seule force politique organisée d'Indochine. Telle est la raison pour laquelle Ho Chi Minh a, dans sa zone, supplanté ses partenaires nationalistes. C'est le grand vice de la colonisation qu'elle ne contribue pas à la formation politique des indigènes, sinon dans ses prisons dont les marxistes ont toujours fait des séminaires de leur religion. Si bien – et telle est l'histoire de l'Indochine – qu'il n'y a de politiquement formés que les marxistes. On doit chercher là la vraie cause de l'échec relatif de Bao Daï. Certains reprochent à l'Empereur d'être parti comme médiateur et de s'être mué en chef d’État. Pouvait-il en être autrement ? On n'arbitre pas des forces inexistantes et le gouvernement direct était dès lors inévitable. Telle est la cause de cet échec partiel. L'Empereur n'est pas parvenu à mettre en place la haute administration intègre et fidèle qui aurait encadré le Vietnam. Hors les marxistes et, mais dans des secteurs restreints, les catholiques, personne ne tient le pays. Inutile d'insister. Le résultat du plébiscite pour Ho Chi Minh dans ce pays où ses vrais partisans ne sont pourtant que peu nombreux, est connu d'avance.

Certes jusqu'à la dévaluation de la piastre et la déclaration française du 3 juillet, restait un parti fort, en équilibre avec le Vietminh : ce que nous pourrions appeler le parti français. Sous la pression de l'opinion publique française et étrangère, partant de cette idée dépassée qu'il s'agit d'une guerre coloniale que l'indépendance peut éteindre, on a commis les deux fautes politiques que nous venons de dire. La dévaluation de la piastre a provoqué une révolte très intime des Indochinois. Quant à la déclaration du 3 juillet, en ayant l'air de dire préalablement la France n'avait pas encore accordé l'indépendance, elle a dévalué les hommes qui avaient jusqu'alors gouverné le Vietnam, c'est-à-dire ceux qui venaient de s'appuyer quand même – dans l'indépendance – sur la France.

Manque de monnaie d'échange

Les élections libres, c'est le Vietnam aux communistes. Mais quelle autre issue ? Le partage au 16e parallèle ? Parallélisme absurde avec la Corée. Le 16e parallèle a certes signifié une grave faute américaine, mais voilà sept ans que cette ligne de démarcation entre l'occupation chinoise et l'occupation britannique est abolie. Alors ?  D'autres parlent de détacher la Cochinchine, où les franco-vietnamiens sont plus solidement implantés, le Vietminh n'y sévissant guère que par bandes nocturnes. Et certes, les Cochinchinois ne se sont jamais résignés à leur très artificiel rattachement à l'Annam et au Tonkin. Quand ils osent parler, ils évoquent volontiers leur ancienneté française, leurs idées républicaines. Toutefois, cette solution se heurte aussi aux plus graves difficultés. Le point stratégique essentiel en Indochine, c'est le Tonkin. L'abandonnera-t-on sans coup férir à la Chine ? Belle victoire pour Mao Tse Toung. En tout cas qu'on y réfléchisse...

Mais nous retrouvons par ce biais et après cette excursion dans l'imbroglio politique local, la difficulté que rencontrera l'Occident pour négocier à Genève. Il n'y a pas de négociation sans échange. Et que peut-on proposer aux Soviétiques en échange de l'Indochine ? L'abandon de la CED ? Le prix est lourd mais surtout est-on bien assuré que l'URSS tienne autant qu'il semblerait de prime abord à empêcher la CED. N'oublions pas qu'il y a du nouveau à l'Est et que, moins buté que Staline et moins viscéral dans ses réactions, Malenkov peut comprendre que la CED est sa meilleure garantie contre une agression allemande. « Il y a, écrivait en substance Schubart, avant 1939, une hostilité fondamentale de la Russie contre l'idée d'Europe ». Mais ce n'est pas sans doute la constitution d'une armée européenne qui endigue le militarisme allemand que craint l'URSS - plutôt la « débalkanisation » de l'Europe au-delà de la CED. Quoi qu'il en soit, cette lourde monnaie d'échange ne serait probablement même pas acceptée. Si bien que la tractation internationale elle-même suppose une action locale. On en revient à la difficile idée de partage...

Il a fallu deux ans pour l'armistice de Corée et sept mois pour ne pas avoir de conférence politique... Nous ne sommes pas à la fin de la guerre d'Indochine.

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Les négociateurs de Genève vont retrouver la même difficulté que ceux de Dalat et de Fontainebleau. En 1946, le véritable échec de ces conférences a tenu à l'impossibilité pour ceux même qui luttaient durement en France contre la communisme installé jusqu'au gouvernement, de trouver un régime qui ne remît pas l'Indochine au pouvoir de ces mêmes communistes. Le risque est toujours là et les impatiences d'une opinion très mal informée encore ne doivent pas en faire sous-estimer l'ampleur. Le risque est là de tous les côtés, car la prolongation de la guerre elle aussi, le précipite. La conférence de Genève, quand elle se réunira, marquera une étape heureuse, mais pour liquider ce complexe bizarre de guerre internationale et de guerre civile, en séquelle d'une aventure coloniale, pour trouver un régime qui, étant donnée son absence de cadres politiques formés, ne précipite pas le Vietnam dans le communisme, il faudra sans doute encore beaucoup d'autres efforts.