La réforme agraire dans le Sud Viet-Nam

II – La réforme agraire

A – Première réforme. Le contrat de tadiennage

Dès 1946, le Dr Thynh, Président du Gouvernement provisoire de la République de Cochinchine, inscrivait en tête de son programme la question sociale en Cochinchine et les mesures propres à la faire évoluer vers des solutions démocratiques.

Le 21 Mai 1947, son successeur, le Président Le Van Hoach signait un arrêté « relatif à la question des rapports entre les Ta-Diên et les propriétaires des rizières ». Ce texte édicte diverses dispositions pour la passation et l'exécution du contrat de tadiennage (paiement des redevances, partage des risques, propriété de la récolte, avances, location d'animaux, barques, mesurage des rizières et du paddy, règlement des différends entre propriétaires et tadien, institution d'une commission de conciliation au chef-lieu de chaque délégation administrative).

Cette législation offrait l'avantage d'une souplesse extrême. Elle a été établie par des hommes connaissant la mentalité des tadien et des propriétaires, au courant de leurs désirs et de leurs besoins, et qui ont œuvré non pour construire quelque chose qui satisfasse aux grands principes du Droit civil français, mais avec le souci d'aboutir à un texte adapté aux particularités psychologiques des habitants de ce pays et de nature à leur donner satisfaction.

La pierre angulaire de la réforme a consisté à introduire dans le contrat entre propriétaire et fermier le partage des risques et, conçu sur ces bases, elle constituait déjà un progrès sur l'ancien état de choses. Cependant, en dépit de son libéralisme relatif, le texte de 1947 ne saurait être considéré, et ne l'a effectivement été par les Présidents du Conseil des Ministres de l’État du Viet-Nam qui, après l'unification des trois Ky, ont pris en mains les rênes du pays, que comme l'amorce d'un programme beaucoup plus radical.

La question qui se pose aujourd'hui est avant tout celle de l'accession du fermier à la propriété de la terre qu'il cultive. Chaque gouvernement, dans un souci de popularité compréhensible, a repris la formule à son compte ; dans diverses occasions solennelles, le problème agraire a été soulevé, mais il a fallu attendre l’avènement du Cabinet Nguyen Van Tam pour voir l'idée se concrétiser avec détermination.

B – Réforme agraire du Président Tam

Dans les campagnes, proclama le Président Tam dans son discours d'investiture, la réforme agraire sera réalisée dans l'intérêt des paysans et dans le respect des droits acquis par les propriétaires.

Le principe des solutions à mettre en œuvre fut d'autre part clairement énoncé par SM Bao Daï, Chef de l’État, dans sa réponse au nouveau Premier Vietnamien.

« L'émancipation de l'individu n'est pas possible tant qu'un minimum de prospérité individuelle n'est pas atteint ». Ainsi le problème agraire au Viet-Nam, étroitement lié à la prospérité et à l'émancipation de l'individu, devenait dans l'esprit de ses gouvernants la condition même de l'indépendance du peuple vietnamien.

La presse locale et d'autres organes d'information publique ont brodé avec ardeur sur le sujet, écrivant en particulier : « Tant que le Vietnamien, pour des nécessités de subsistance, demeure à la merci d'autres Vietnamiens, tant qu'il végète dans la misère, sa condition d'homme libre ne sera qu'un vain mot, un mot vide de sens, une duperie. Dans le domaine agricole en particulier, le tadien du Sud-Vietnam, c'est-à-dire le fermier pressuré par l'usure et « mangeant souvent son riz en herbe », a été jusqu'à présent une manière de serf de la féodalité française du Moyen-Age vis-à-vis des grands propriétaires terriens et des usuriers de tout poil. Son émancipation devra être opérée pour le mettre à l'abri de toutes les vexations, pour lui rendre sa liberté, et avec la liberté lui assurer un minimum de prospérité. Elle devient maintenant possible, favorisée par les bouleversements déjà consacrés par les événements et la politique du Viet-Minh, elle doit être cependant conduite avec tous les aménagements nécessaires pour éviter toute spoliation, en d'autres termes, conformément aux exigences de la plus élémentaires justice ».

Encouragé de la sorte par l'opinion publique, le Président Tam, ayant inscrit en bonne place le projet de réforme agraire dans son programme gouvernemental, s’attelle immédiatement à la tâche.

Le 10 Juillet, dans une conférence de presse, le Président donne les premières précisions sur les modalités de la réforme : une caisse nationale sera instituée sous le nom général de crédit agricole et artisanal, qui se chargera de régler l'indemnisation des anciens propriétaires et de procurer aux nouveaux de quoi s'acquitter du prix de leur lopin de terre. « Cette caisse, a déclaré le Président, avancera aux tadiens les sommes nécessaires à l'achat de leur part de terre à un prix fixé par le Gouvernement ; les fermiers, installés légalement ou de fait, recevront un droit de préemption. Un nantissement sera pris sur le fonds, et mainlevée ne sera donnée qu'après remboursement des créances ». Le Président ajouta qu'il comptait augmenter l'impôt sur les grands domaines afin d'avertir les égoïstes de sa volonté formelle de réaliser sa promesse.

Entérinant ces déclarations publiques, le Gouvernement, lors du Conseil du 25 Juillet, adopte un projet d'arrêté instituant un Service National du Crédit Agricole, qui constitue, aux termes du communiqué officiel, la pièce maîtresse de la réforme promise.

Réforme, reconnaissons-le, qui semble au départ bénéficier de conditions politiques favorables.

Il ne conviendrait peut-être pas de s'abuser outre mesure sur « l'enthousiasme » dont auraient fait immédiatement preuve les propriétaires fonciers, au cours d'une réunion avec des représentants des tadien et des techniciens ayant pour objet la réforme agraire.

Plus que par des sentiments démocratiques, et un esprit de justice et d'équité, cette prise de position des propriétaires nous apparaît édictée par la conjoncture.

La plupart des propriétaires des grands domaines en ont été expulsés par les hostilités et sont allés se réfugier soit à Saïgon, soit dans d'autres grands centres urbains du Viet-Nam, bien protégés, soit en France. Leurs déceptions les amènent à se désintéresser de leur existence rurale, et partant à souscrire avec une bonne grâce apparente à  la politique gouvernementale.

Le mobile financier est au reste encore plus fort : ces propriétaires n'ont reçu depuis les événements aucun fermage ni en espèces, ni en nature, ou bien ils n'en ont reçu qu'une infime partie, ils gagneront à aliéner dès maintenant leurs terres au profit des exploitants actuels et moyennant indemnisation, plus qu'à attendre le retour de la sécurité intérieure.

Côté gouvernement, les dirigeants du Viet-Nam légal sont de toute évidence acculés à la surenchère sociale : il est bien certain que pour combattre le communisme, pour contrecarrer le développement du marxisme au sein des masses rurales, le meilleur moyen reste encore d'y développer le bien-être et d'aider en favorisant la petite propriété, au développement des classes moyennes. Si les mesures financières et économiques prévues conduisent d'autre part à mettre le fermier devenu propriétaire à l'abri des dettes usuraires qu'il devait normalement contracter à chaque phase de l'exploitation agricole, un pas décisif sera certes franchi dans l'émancipation du travailleur de la terre qui, en contrepartie de l'appoint de dignité humaine qu'il en recevra, devrait alors apporter sans arrière-pensée son adhésion au Gouvernement légitime.

C'est évidemment en parallèle entre la réforme agraire accomplie par le Viet-Minh et celle réalisée par le Gouvernement légal qui sert de thème majeur à la propagande du Cabinet Tam, préoccupé avant tout du ralliement massif des paysans.

Telle qu'elle est définie en vérité, la réforme promise l'emporte manifestement sur la réforme que le Viet-Minh a instituée dans les zones qu'il contrôle et dont il a prétendu faire la cheville ouvrière de l'émancipation des masses rurales.

Le Viet-Minh dispose, en effet, que la récolte doit être représentée en totalité sur l'aire de battage même au Comité de résistance du village. Cet organisme assure souverainement la répartition. Une part importante, de l'ordre du tiers du rendement brut, est prélevée par priorité pour les besoins du Viet-Minh. Et quand une part supérieure à ce contingent est exigée, le Comité la paye généralement en piastres Ho-Chi-Minh qui n'ayant pas cours dans les zones légales, ne permettent pas au paysan d'acheter sur les marchés des centres.

Notons que d'un autre côté, l'organisation communiste n'a pas aboli les fermages sans discrimination : elle ordonne encore que des loyers en nature, d'un taux modéré, soient versés aux propriétaires considérés comme loyalistes à sa cause ou qui ont composé avec elle. Les prolongements politiques de cette pratique sont à souligner : certaines tendances au neutralisme, quand on n'est pas au double jeu, n'ont pas d'autre explication.

Quoi qu'il en soit, la propagande gouvernementale insiste sur le caractère de spoliation que revêtent les méthodes Viet-Minh, lesquels donnent d'une main pour reprendre tout de l'autre. Une affichette tirée à de nombreux exemplaires par le Service de l'Information fin novembre 1952 se propose, en huit dessins illustrant des légendes lapidaires, de confondre l'impudence du gouvernement rebelle. D'un côté on voit ce que le Viet-Minh a déjà fait : confiscation illégale des rizières des propriétaires, partage entre les non-possédants, mais réquisition de toute la recette des cultivateurs, de sorte que les paysans restent indigents comme devant.

Par opposition, l'on voit ce qu'a déjà fait le Gouvernement national : avances aux cultivateurs pour acheter des rizières, aides en instruments aratoires et en bétail pour les travaux agricoles, le paysan bénéficie de tous les fruits de la terre, le propriétaire n'est pas lésé mais le fermier devient propriétaire.

Et pour terminer, le tract proclame que, en application de la réforme agraire, 8 998 mâu de rizières sont déjà devenus la propriété des tadiens.

Propagande qui pour des occidentaux apparaitrait un peu simpliste peut-être, mais propre à impressionner des esprits asiatiques, ataviquement enclins à accepter sans discussion tout ce qui émane de l'autorité, quelle qu'elle soit.

Sur le terrain des réalisations proprement dites, le Gouverneur du Sud-Viet-Nam a par ailleurs chargé le chef de la province de Bentre, où l'étape de pacification peut être tenue pour franchie, de procéder à une première application. Le Chef de province ne se dissimule aucune des difficultés qui l'attendent, mais on peut être sûr qu'il mettra tout en œuvre pour arriver à des résultats tangibles. Cette expérience sur laquelle nous ne possédons pas encore d'informations, constituera en conséquence un premier test valable.

C – Conclusions

La réforme agraire est dans sa marche. Sur le plan de l'action politique, que le fait soit admis par la masse, c'est déjà un résultat premier non négligeable.

Il reste maintenant à espérer que l'action gouvernementale rencontrera un terrain favorable. À cet égard, un double effort de préparation psychologique et de préparation économique semble indispensable.

Il convient tout d'abord d'amener le petit fermier qui sans avoir l'esprit communiste, au sens totalitaire où on l'entend, s'est toujours montré dans la campagne résolument « communaliste » et par suite peu apte à dépasser son horizon natal, à se pénétrer de ses droits et de ses devoirs correspondants de propriétaire.

Il ne suffira pas, en effet, de proclamer avec le Président Tam, que l'usure sera enrayée, pour que l'esprit de prévoyance passe dans les mœurs rurales. Si la conversion du paysan aux habitudes d'épargne ne se produit pas, il est possible que les deniers publics, et notamment ceux provenant de l'aide américaine sur laquelle on compte beaucoup au Viet-Nam pour mener à bien la réforme agraire, soit dispensés en pure perte.

Il ne faudra pas en outre, en s'obnubilant sur l'obtention à tout prix de résultats sociaux forcément limités, perdre de vue les facteurs économiques qui conditionnent la richesse réelle du Viet-Nam.

Pour qu'un programme visant au premier chef à stabiliser la situation du petit cultivateur soit viable, il sera indispensable d'exécuter parallèlement un vaste équipement d'hydraulique agricole, mettre au point la législation sur les associations syndicales de propriétaires, mettre sur pied des coopératives d'achat, régler les questions technologiques essentielles d'engrais, d'amélioration des semences, de débouchés pour l'exportation.

Le mouvement révolutionnaire Viet-Minh qui a ensanglanté le pays depuis 1945 a eu une répercussion profonde sur la situation rizicole. Dans beaucoup de régions, l'insécurité a amené l'abandon de milliers d'hectares de rizières.

La sauvegarde du patrimoine national, amassé en fait grâce à la domination française, est étroitement liée au retour de l'ordre. La pacification tient de toute évidence la réforme agraire en état et celle-ci n'aboutira réellement qu'avec reconstitution et amélioration parallèles de l'armature financière et commerciale du pays.

Pour terminer, nous n'hésiterons pas à écrire que le problème national du Viet-Nam étant de substructure économique, il lui faudra pour réaliser ses ambitions, certes légitimes, de jeune État, intégrer la masse paysanne dans un cycle moderne.

C'est là que l'Histoire l'attend. Un retour à la paysannerie traditionnelle – préconisé par certains partis vietnamiens – risquerait de se voir justement caractérisé comme une exploitation de l'homme par l'homme, un cycle administratif et capitaliste essentiellement urbain se greffant à nouveau sur une campagne confucéenne, qui fournirait des produits et des bras, au prix coûtant intérieur.

La condition du succès serait d'assurer parallèlement à la petite capitalisation des profits acquis au niveau de la petite propriété, en espèce du cycle moderne, un emploi dans celui-ci par le truchement peut-être des coopératives, dont l'éclosion trouve un terrain favorable en Extrême-Orient, et des banques de service central, épaulant les familles les plus aptes à stabiliser productivement leur acquis : sinon les profits se rabattront sur l'économie rurale, sous l'aspect traditionnel du prêt usuraire avec, comme inéluctable conséquence, l'accumulation des biens fonciers, par larges domaines, en même temps que l'expropriation de petit exploitant.