Rencontre de l'Extrême-Asie  

Saïgon, capitale du Sud-Est asiatique

Des girandoles lumineuses, le claquement des portières, « Présentez Armes » : le gouvernement Vietnamien reçoit. Pour quelques heures un quartier vit encore dans Saïgon si tôt endormi. Les voitures se suivent comme pour une présentation à la Cour d'Angleterre. Robes longues, spencers, uniformes, décorations...

L'Européen qui débarque est d'abord choqué par cette ostentation mondaine. Nous avions dans l'esprit une autre image d'un pays en guerre. La vie à Saïgon est comme encombrée de cocktails, de grands dîners. On se quitte à sept heures du soir au Palais Norodon pour se retrouver à huit au Palais Gia Long. Milieu restreint : quelques huit cents passagers du paquebot officiel. Les « privés », comme on dit ici, ne participent guère à ce carrousel : ainsi est-ce toujours les mêmes chevaux qui tournent. Atmosphère confinée, personnel strictement politique : les combinazione du Vatican dans le décor de la Principauté de Monaco.

On a tort de se choquer. On aurait tort déjà si par ce jeu artificiel les vietnamiens ne faisaient que célébrer et manifester leur accession à la vie publique. Mais ces mondanités expriment quelque chose de plus profond : Saïgon est devenu une capitale internationale. Les mondanités apparemment intempestives sont une conséquence obligée de ce rôle. Non seulement capitale d'un pays indépendant, mais capitale internationale, disions-nous. Seule vraie capitale dans tous le Sud-Est asiatique.

Nous parlions des moyens de maintenir l’œuvre française : suivant notre habileté ce rôle international de Saïgon jouera ou pour ou contre nous. Nous pouvons en tirer un de nos meilleurs atouts. Comme les dirigeants de tout pays neuf, les hommes politiques ont un grand appétit de vie internationale, et ils sentent bien que la géographie les y habilite. À nous français de leur en faciliter l'accès. À nous aussi de participer assez activement à la diplomatie asiatique pour que les vietnamiens sentent en nous les auxiliaires indispensables.

La vieille amie de Vergennes

Malheureusement le quai d'Orsay est une très vieille dame qui toujours flirte avec Vergennes. Elle ne sait pas encore que la partie de Whist avec les partenaires européens, cette partie à quoi elle excelle, est démodée. La diplomatie se joue maintenant à tous les pokers du monde, mais la vieille dame n'en a cure. C'est tellement de meilleur ton, la partie de Whist. En distribuant les cartes on répète les bons mots de M. de Talleyrand. L'avion a tout changé. Les continents se sont interpénétrés. Les vrais centres diplomatiques du monde sont au Caire ou à Saïgon. Qu'importe ! La vieille dame croit qu'à toujours circuler en calèche elle abolira ce monde de l'avion.

Aussi notre diplomatie asiatique semble-t-elle confiée au hasard. Les diplomates, dont l'indépendance vis-à-vis de leur Ministre est une tradition, n'ont qu'un seul but : se faire aimer dans leur pays de mission. Forts de ces sympathies et de ces souvenirs, ils estimeront qu'ils ont réussi, même s'ils n'ont rien obtenu de concret. Peur de s'aliéner quelque sympathie ils se gardent d'agir, sinon  parfois comme ambassadeur bénévole mais insistant de leur pays de mission auprès du Gouvernement français. Je crains bien que personne dans nos légations orientales n'aie conscience des intérêts français en Asie et de la nécessité de tout faire converger pour leur défense. On préfère recueillir des paroles fleuries aux lèvres nonchalantes du Pandit Nehru.

Or toute politique française en Orient se résume d'un mot : Indochine. Sinon ce n'est pas la peine que nos petits gars s'y fassent tuer. Notre diplomatie doit graviter autour de cet intérêt majeur. Il en ordonnera les démarches. Hélas ! Dans nos légations orientales, l'Indochine est surtout l'empêcheuse de flirter en rond avec Nehru ou Soekarno. On y est d'ailleurs très mal informé de la question indochinoise. Qui pis est, on fait consciemment ou inconsciemment de son mieux pour isoler Saïgon. Les anglais dont les intérêts dans le Sud-Est asiatique n'ont aucune proportion avec les nôtres ont pourtant appointé un Commissaire Général pour y coordonner leur politique. Nous, nous ne transmettons même pas à notre Haut-Commissaire à Saïgon nos informations de Bangkok et de Djakarta.

À la fois pour remédier à cette situation et prendre, si je puis dire la naissante diplomatie vietnamienne dans le bain d'une grande politique française, nous n'avons qu'une mesure à adopter : imiter les anglais en faisant de notre Haut Commissaire le coordinateur de notre politique orientale. Notre souci n'est point de déposséder le Quai d'Orsay : la vieille dame crierait trop fort. Elle serait capable d'en verser sa calèche. Une politique ne peut d'ailleurs se déterminer que de Paris. Encore faudrait-il informer notre Haut-Commissaire et lui permettre de réunir en conférences périodiques nos diplomates du Sud-Est asiatique. Ainsi leur indiquerait-il les objectifs indochinois qui, chacun dans son pays de mission, détermineront son comportement. Nous avons déjà un peu fait quelque chose comme cela pour notre ambassadeur au Caire, à l'instar des américains. Nous ne pouvons quand même pas accorder moins à notre Haut-Commissaire en Indochine.

La situation actuelle touche au paradoxe. Nous participons aux conférences asiatiques sans que notre délégation ait pris contact avec notre Haut-Commissaire. Lacune d'autant plus grosse que nos États Associés sont friands de ces sortes de conférences et qu'à bien les y appuyer et les servir nous pouvons gagner leur confiance et nous les attacher plus solidement que par des textes et des traités.

« C'est à vous de donner », dit chez la vielle dame, M. deTalleyrand à M. de Bonald.

Feu la marine française

Nous possédons, ou plutôt  nous devrions posséder un autre atout : notre marine. Hélas ! Il faudrait écrire la Grande Pitié de la Marine Française, de feu la marine française. Un tiers de ses unités participe à la guerre d'Indochine : vaisseaux usés et démodés, bien incapables d'une autre guerre. On parle de construire des porte-avions ? Nous n'avons même pas de quoi les escorter. En cas de conflit, le mieux sera de les laisser dans un port pour éviter qu'ils soient coulés. Je ne sais même pas si en cas de guerre nous aurons de quoi ravitailler la Corse.

Une fois de plus, nous préparons la guerre de 1939 en 1952. Nos dépenses d'armement sont considérables. Je ne suis pas grand clerc en ces matières, mais j'ai peur qu'elles soient mal orientées, faute d'avoir vraiment étudié les conditions politiques d'un éventuel conflit. Or, parmi ces conditions, nous ne pouvons pas exclure a priori l'invasion du territoire. En pareille hypothèse, comment maintiendrons-nous une souveraineté française au moins dans notre Outre-Mer, si nous sommes tributaires de marines alliées ? Territoire envahi ou non, nous n'avons pas le droit d'oublier que nos alliés méritent peu ce nom quand il s'agit de l'Outre-Mer. Confier la garde de l'Union Française à l'impérialisme anglais ou à l'anticolonialisme américain, singulière imprudence ! La configuration, non pas  seulement de l'Union Française, mais de la République exige une marine indépendante. C'est à juste titre que seule les unités fluviales font partie du système européen.

L'Indochine, de toutes façons, suffit à imposer la résurrection de notre marine. Sans doute le Viet-Nam se prépare-t-il une marine nationale. Personne, je pense, ne se crée d'illusions sur les délais nécessaires avant qu'elle soit efficace. Rien ne s'improvise dans la marine. D'ici là, et pour longtemps, la défense de l’Indochine dépend en dernier ressort de la marine française. C'est dire que si notre marine fait défaut, le Viet-Nam devra se chercher une autre sécurité – auprès des Américains par exemple. En Asie comme en Afrique, inutile de mener à grands frais une politique d'Union Française si nous n'avons pas de marine. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, dans un plan décennal pour l'Outre-Mer la marine française est le premier investissement.

Imbriquement économique, diplomatie du Pacifique et marine : les trois éléments de l’œuvre française en Indochine ?

Sous le sourire du Boudha

Le Cambodge est une Hellade de l'Extrême-Asie. Tout ici évoque le destin de la Grèce : la grandeur du passé, le rôle civilisateur, la médiocrité des conditions politiques présentes. Certes, Pnom Penh est une belle ville. L'Athènes moderne est belle aussi, moins belle pourtant. Les pagodes et les palais à toits cornus, les avenues bordées d'arbres (les quartiers résidentiels sont comme un grand parc), composent à Phnom Penh avec le fleuve aux longues barques un admirable paysage urbain. Mais cette ville si belle est un peu triste. On y sent une nostalgie, presque une aigreur.

Les peuples au trop grand passé subissent des complexes. La puissance des autres  les choquent comme une injustice. Leurs griefs ne sont pas toujours vains : on ne leur sait guère gré de la civilisation qu'ils ont apportée. Susceptibles, ces peuples demandent des ménagements. Ils requièrent même de leurs amis beaucoup de patience.

Avec ses attitudes revendicatrices, à la fois pointues et puériles, le Cambodge est parfois très agaçant. Des complexes vis-à-vis du Viet Nam comme vis-à-vis de nous, il en regorge. L'expression en est enfantine : petites vexations comme exclure systématiquement notre drapeau des pavois... quand le Cambodge aura conscience de son indépendance, il comprendra ce qu'a parfois de mesquin son attitude.

Nous en offusquer serait une erreur politique. Sans doute le Cambodge nous doit-il d'exister encore. Ne le lui rappelons pas trop. Le Voyage de M. Périchon est une pièce extrêmement profonde, dont la leçon vaut pour les peuples comme pour les individus. Comprenons plutôt. Fermons les yeux quand il convient. Ne remarquons pas les petites injures. Rien de cela ne peut durer.

Les trois chances du Cambodge

Rien de cela ne durera parce que le Cambodge a trop d'avenir pour ne pas surmonter ce que nous avons déjà défini « une crise de puberté politique ». Ce pays a trois atouts : son roi, sa religion, son pouvoir de rayonnement culturel. Voilà de quoi le délivrer de ses complexes.

Sa Majesté Noredom Sihanouk me reçoit dans la partie la moins pompeuse de son palais. Le mobilier est assez simple mais sa disposition atteste le souci d'observer l'étiquette. Rien de la réception gentiment bourgeoise de SM Bao Daï. À Phnom Penh on a de la royauté une conception beaucoup moins européenne. Le fond de la pièce est occupée par un canapé : le roi s'assied si juste en son milieu qu'il lui donne aussitôt la valeur d'un Trône, tandis qu'un Chambellan place les trois ou quatre participants par ordre de dignité.

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Cet appareil a de quoi surprendre un français : nous nous sommes depuis si longtemps dépris de la religion royale. Mais ici ce n'est pas une religion désaffectée. Ces rites attestent avant tout l'idée très haute que le monarque se fait de sa fonction royale. La comparaison paraîtra accablante : je dirai pourtant qu'on trouve du Louis XIV dans SM Noredom Sihanouk. Même sens de la grandeur accolé à l'application au travail, même souci de la majesté conjugué avec un égal sens du devoir.

Le Roi est très jeune : vingt-six ans. Il parle avec une certaine volubilité. Timidité ? Émotion ? Ce souverain, si proche encore du lycée dont on l'a tiré pour en faire un roi, vit le moment le plus intense de son règne. Il joue son va tout. Rejetant ses ministres aux élucubrations bavardes, il a pris lui-même la direction du Gouvernement ? « Mes ministres me cachaient trop de choses », me dit-il. Ce roi ne s'est pas résigné à cautionner des intrigues qu'il soupçonnait sans les connaître.

Et désormais le Cambodge est gouverné sous le règne de l'honnêteté. En Orient, elle est assez rare pour devenir efficacité. En la personne de ce roi si conscient au travail qu'il en établi lui-même les minutes de ses lettres le Cambodge possède une des meilleures chances de jouer en Asie le rôle qui lui revient.

Le second atout du Cambodge : sa religion. Des bonzes en jaune safran, on en voit partout. Drapés dans leur toge (ultime apport du royaume hellénique de Bactriane) ils font partie du paysage, comme les maisons à pilotis, les touffes de lotus et les tombes blanches en forme de croissant. D'ailleurs tout cambodgien ne passe-t-il pas trois ans à la pagode pour s'initier aux Écritures ?

Religion à la fois éducatrice et hiérarchisée, le Bouddhisme est l'armature du Cambodge. Il en pénètre toutes les activités et il les ordonne. Il confère sa douceur  au paysage humain, mais aussi sa structure à la société.

De toutes les religions d'Orient, le Bouddhisme est la seule vivante, la seule qui propose un ordre, la seule qui en même temps réponde à notre angoisse. À ceux qui ont connu le Christianisme, sa pitié paraît courte : elle n'est pas la charité. Son message est bien négatif : elle ne suggère qu'un repos. Mais la pitié, une pitié universelle, c'est déjà beaucoup pour qui souffre. Béni soit le Bouddha pour l'avoir apportée !

Surtout le Bouddhisme est une religion qui vit, qui se développe, qui s'approfondit. Voilà par quoi il sauvegarde le Cambodge. Le Bouddhisme n'est pas seulement religion, mais civilisation. Et qui aujourd'hui sinon le Cambodge, avec le Siam, en apporte au monde le chant ? Ceylan ? Oui, mais Ceylan dort sous l'équateur, Ceylan gît comme pâmée à la pointe ultime de l'Inde.

Le Cambodge a un rôle culturel irremplaçable en Extrême-Asie. Sa culture est originale. Je me rappelle cette soirée de ballet dans le Palais Royal. Une procession pleine d'apparat y avait préludé, image de la fonction royale, image aussi de ces rencontres de l'art et de la politique qui font les grandes civilisations. Dans la nuit tiède, la nuit tropicale épaissement parfumée, le roi avait parcouru ses jardins, abrité d'un dais et escorté de céroféraires et de lanciers. À sa suite nous avions gagné la salle de danse, ouverte de toute part et dont les minces colonnes se profilaient en arêtes vives sur la nuit. Féerie de ce ballet. Couleurs mêlées, gestes rituels, étincellement de lumière et d'esprit. Sans doute cet art est-il figé, ne demeure-t-il pour le moment que folklore et tradition. Mais que lui naisse un Daghilev, il parcourra le monde.

Un peu de calme politique, un peu de cette prospérité que donne seule la paix, et le Cambodge épanouira cet art de la danse qui lui est propre. Il le renouvellera. Il le dégagera de sa gangue de conventions. Ses nationalistes extrémistes devraient le comprendre. À troubler leur pays, ils retardent son apothéose.

Mais sont-ils même des nationalistes ? Hélas, le brigandage aussi est traditionnel au Cambodge. Même la colonisation ne l'avait pas complètement éliminé (les romans de Malraux en témoignent). Aspect sociologique des événements d'Indochine, lui aussi...

Une Hellade de l'Extrême-Asie

Hellade de l'Extrême-Asie. Avec Angkor le Cambodge propose au monde une leçon aussi sublime que l'Acropole.

Pas plus que le Parthénon on ne décrit Angkor Vat...

C'est au déclin du jour que j'ai connu Angkor Vat. Et Angkor Vat ce fut pour moi d'abord une étendue d'eau morte avec des lotus, et entre les lotus des reflets roses et bleus. Des enfants et des buffles s'y baignaient, et le soir était d'une telle douceur que même l'attrait des beautés à découvrir ne me détachait pas de le contempler.

Mais comment dire mon émoi quand par une chaussée de granit rose j'ai franchi ces étangs, et qu'une autre chaussée toute aussi semblable m'a mené vers la Sainte Montagne. Les émotions se rejoignent, et ce qui envahit mon âme, ce furent les psaumes graduels. Ils se rythmèrent en moi sur la psalmodie des bonzes au surplus grégorienne, dans la pagode voisine. J'ai visité Angkor parmi la rumeur d'une louange à Jérusalem.

Pourtant, si dans les grands ensembles architecturaux du monde je cherche une beauté parente d'Angkor Vat, c'est Versailles que j'évoquerai. Seul Versailles présente au même degré qu'Angkor Vat l'accord d'une architecture et d'un paysage. Harmonie de ces étendues d'eau, de ce temple à soi seul multiple et du ciel. Versailles comme Angkor Vat fut bâti pour l'apothéose d'un monarque. Seulement Versailles n'est qu'un Palais déserté. À Angkor, au sein de la nuit, veille une lumière devant un dieu.

Et puis Angkor Thom. Sous la lune tous les Bouddhas du Bayon souriaient. Bénédictions ou maléfices, ces sourires dans la nuit verte ? Le temple imbu de  lune semblait sculpté dans la lumière. Comme la forêt d'alentour, il n'était qu'un figement de lune, et silence.

Silence, avec le cri de quelques cigales pour le souligner et parfois le heurt d'une pierre qui se détache – le heurt d'une pierre que se détache et son écho …..

…. ….

…. Comme le Grand Canal, le Bain du Roi ….

Au drapeau des Khmères, les Tours d'Angkor Vat sont un signe de renaissance.

Saison des pluies à Vientiane

Le Laos n'offre pas un si haut message. Dans l'Extrême-Orient, il est une oasis. Repos de ce pays vide après les foules trop ardentes. Ici tout est aimable et facile. On voudrait s'arrêter, s'étendre au bord du Mékong à l'abri des haies d'ibiscus.

C'était la saison des pluies à Vientiane. La pluie avait l'absolu d'un cinquième dément. Le paysage ruisselait.

De la leçon, pourtant désespérée, du Bouddha, le Laos n'a retenu que son sourire. Ce sourire des statues khmères, le pays l'est tout entier. Je ne sais ce qu'on enseigne dans les innombrables pagodes de la ville. Je les ai toutes visitées. Elles sont belles sous leurs immenses toits. Mais y règne un aimable laisser aller. Les bonzes ont dressé leurs lits contre les autels poussiéreux. Ils semblent plus pressés de dormir ou de fumer inlassablement de très occidentales cigarettes que de méditer.

M'en choquerai-je ? Tout est si facile au Laos, si reposant ! Et si raisonnable également. Dans cet Orient de fièvre politique, dans cet Orient dressé pour ajouter une coudée à sa taille, comment ne pas aimer le Laos ?

Pays facile, et pourtant pays courageux. Sa Résistance contre les japonais fut une belle page d'héroïsme. Je visite son école militaire. Elle est admirable d'ordre et d'entrain.

Cette visite à l'école militaire m'a rassuré : je tremblais pour ce pays à la fois si facile et si menacé. Vide, il est enserré dans la double menace du Viet Nam et du Siam – surtout du Siam qui bien souvent l'a envahi dans l'Histoire. Vientiane en porte la marque. Voilà un siècle qu'elle a été rasée par l'ennemi venu du Mékong. Aujourd'hui la menace n'est pas directe. Le Laos est associé au Viet Nam dans l'Union Française. Sous le sceau de la France, il y trouve une garantie absolue. Seule serait sa perte – au surplus totale – un triomphe Viet Minh. Dans l'état actuel des choses le Siam non plus ne l'attaquera pas.

Mon séjour au Laos fut trop bref – et tout entier sous une pluie de cataractes – pour que j'ai pu goûter ce folklore. Je devrai revenir en hiver. Je n'eus l'occasion d'assister qu'à une seule cérémonie, le Basi. Au son des petites orgues en bambou et des violons à trois cordes, de jolies filles vêtues en lamé m'ont lié les mains de fils de coton et offert des bouquets de fleurs. Toute la gentillesse du Laos s'exprime dans cette intime liturgie.

La littérature du Laos est encore presque inconnue et le peuple l'a oubliée. Écrite sur des palmes, elle dort au fond des pagodes gardée par des bonzes souvent ignorants. Gardée en effet, mais surtout contre les savants. On me trouvera peut-être sévère pour ces bonzes laotiens. Mais ils ne devraient pas oublier que restituer au peuple ces trésors, ce serait certainement fortifier sa conscience nationale.

En faisant connaître au peuple laotien la littérature de son pays on contribuerait en outre à enrichir et fixer la langue laotienne. Celle-ci, peu imprimée, est encore très mouvante et si elle a à l'avantage de la facilité elle ne répond pas à tous les besoins de notre époque.

Ici encore le clergé bouddhique, s'il le voulait, pourrait tenir un rôle d'autant plus efficace que sous le couvert de la religion le Siam tente contre le Laos une grande offensive culturelle. Ces missionnaires parcourent le pays, répandant leur enseignement et en même temps leur langue. Si elle n'y prend garde, la hiérarchie bouddhique laotienne sera rapidement subordonnée à celle du Siam. En même temps le Laos aura chance de perdre son intégrité nationale, sans effervescence, comme insensiblement. Déjà une littérature siamoise à bon marché inonde le pays...

Terre de loyauté, de sagesse et de courage, le Laos a sa vocation propre dans cet Extrême-Orient de fièvre. Le voyageur l'éprouve immédiatement, qu'il parle avec ses ministres, jeunes et graves, au maintien réservé d'étudiants de la Jeunesse Catholique, ou qu'il assiste à quelques-unes de fêtes de ce pays de gentillesse, basi ou cours d'amour. Je connais un homme venu ici pour trois mois et qui n'en est jamais reparti. Je le comprends. Tout est si simple. Tout est si familier. Comme on craint un passage du Viet-Minh, un petit groupe de parachutistes indigènes garde mon bungalow. Voulant éviter l'humidité pénible de cette nuit, ils se sont installés tranquillement dans ma chambre. Pour gagner mon lit, j'enjambe leurs corps endormis. Laisser aller ? Sans gêne ? Allons donc ! Gentillesse et plutôt et simplicité : je ne suis pas pour eux l'occidental lointain, mais un homme, mais un camarade. Pourquoi agiraient-ils autrement ?

Ces enfants endormis sont ma dernière image du Laos, avec à l'aérodrome les jeunes filles chargées de fleurs. Et c'est toujours la même leçon de douceur, d'affabilité, d'amitié. Au dehors, j'entends l'immense bruissement de la pluie sur le fleuve et son ruissellement sur les feuilles. Sous l'averse la plaine entière murmure comme dans un sommeil. Et ne l'est-ce pas, le secret du Laos, que les hommes et la nature y sont étroitement accordés ?