XII

Surprise de découvrir au réveil les champs entiers couverts de neige : à peine si la nuit fut plus silencieuse que de coutume. Sous un ciel lourd et terne les pelouses et les bois scintillent, s'offrent pour les jeux nouveaux, les batailles éperdues...

Nous nous lavons un peu plus vite encore que nous n'en avons l'habitude. L'eau est si froide, et sur l'immense plaine nous courons : là-bas, dans le premier vallonnement nous construisons un fort, et tous ensembles nous roulons vers l'arbre d'Estrée les énormes boules que nous échafauderons.

« Mais non, crie Montferrand, il faut faire deux forts, et nous nous battrons ». « C'est cela » crie-t-on autour de moi. Je crie un peu plus fort que les autres « C'est cela ». Pourquoi me regarde-t-on. Ma boule est aussi belle que les autres, plus belle peut-être... n'avais-je pas le droit de dire « C'est cela » moi aussi...

« Vas-t-en de l'autre côté si tu veux, mais nous ne voulons pas de toi » et Jean Hay-Boumemouth, d'un coup de pied repoussa ma boule que j'apportais à son fort. « Fiche le camp, me crie Levy-Aulnay l'autre chef... Alors, les bras ballants je reste au milieu pendant que la bataille s'engage... Pris d'une sorte de rage, je bombarde Hay- Boumemouth... On ne me répond pas, d'un commun accord on feint de m'ignorer, - mon vêtement reste pur parmi leurs manteaux poudreux de neige et devant ma boule inutile  je sens remonter en moi l'amer désespoir...

« Que fais-tu donc là, avec ces idiots, viens donc, tu verras comme l'île est belle ce matin. » C'est Alain, il me prend le bras...

*

* *

Nous courons à travers le bois, les branches que nous frôlons nous couvrent de neige et c'est un peu à celui des deux qui sera le plus blanc.

« Des traces », me dit Alain, et il mime le chasseur de bêtes sur la piste, - Presque rampants nous poursuivons notre course, silencieux à l'idée qu'un professeur pourrait être près d'ici. Les traces se perdent. C'est de nouveau la virginité de la neige fraîche... mais voici l'île... La chute des feuilles ne l'a pas déparée de son mystère. La glace mince, comme un sorte de reflet bleu comme les mares. Le lacis de lianes est si beau que le regard ne peut pénétrer au travers... Quelle merveille, ce réseau de neige, étincelant au soleil rouge qui là-bas transparaît sous la brume.

« Vois-tu, me dit Alain en entrant dans l'île, ce sera là notre repaire pour nous seuls. En mêlant quelques branches aux lianes nous aurons une véritable maison ». Nous rampons à demi dans le réseau serré des arbustes,la tour du guet. Je ne trouverai pas d'arbre plus facile pour grimper et de là on domine tout le parc »... Je grimpe, c'est vrai, on domine la houle de bois, moutonneuse de neige ; là-bas j'aperçois les forts où Hay-Bourmemouth et Levy continuent à se battre... que m'importe... je suis heureux, délicieusement heureux.

« Descends donc, me crie Alain, que fais-tu là-haut, tu n'entends pas le clackson... »

« Pendant que nous jouerons cet après-midi tache d'apporter quelques briques ici, j'ai l'intention d'y faire un foyer.

« Tiens-moi une seconde ces branchages... attends. Plante un piquet à l'angle ».

Ma foi, cette cabane ne sera pas mal du tout. Alain est merveilleux, il trouve tout de suite le moyen de joindre les branches, de les attacher par des lianes.

- C'est malheureux que nous ne soyons pas au Printemps, me dit-il, les feuilles feraient un toit ; je ne sais comment faire. Il faudrait accumuler des fagots, mais alors ce sera trop lourd pour les murs.

- J'ai vu dans une remise des feuilles de toile goudronnée, nous pourrions peut-être en chiper.

- C'est cela, va me chercher tes toiles, ou plutôt, non, j'y vais moi-même.

- Nous aurons une cabane épatante.

- Comment une cabane, s'exclame Alain avec indignation, tu oublies que tu es dans un château fort. C'est le donjon, là-bas, tu vois la tour du guet (l'arbre sur lequel j'étais monté le premier jour), ici ce sont les remparts (il me montra les buissons), et puis les douves, naturellement. Il nous faudra un pont-levis.

Alain parti à la recherche de toile goudronnée... je m'assis dans le donjon. Il me venait un certain respect pour les murs que nous avions édifiés, un château fort ! Alors, ce sera comme au Moyen-Age ; nous aurons des guerres, des tournois, des troubadours... il faudrait peut-être monter à la tour du guet, que pendant l'absence d'Alain il ne vienne pas d'envahisseur.

Mais voici Alain, surchargé de rouleaux de cartons, de feuilles de tôle et tenant une échelle.

« Aide-moi à établir le pont-levis. J'avais peur de tomber à l'eau en trimbalant une telle charge sur l'arbre penché. »

Nous étendons l'échelle, il attache un cordon de tirage au dernier échelon de son côté.

« Attrape la ficelle, me dit-il, et fait la rouler autour de la grosse barre qui passe au-dessus de ta tête : c'est cela. Tire maintenant.

C'est merveilleux, le pont-levis se soulève, je lâche la cordelette, il se rabaisse.

Je cris : bravo !

Alain daigne sourire modestement.

*

* *

« J'ai bien réfléchi, je crois que je vais pouvoir te sacrer chevalier, me dit Alain.

- Me sacrer chevalier, pourquoi faire ?

- Voyons, tu sais bien que nous sommes des seigneurs du Moyen-Age, à la fin, répond-il excédé. Et puis surtout ne m'appelle plus Alain, je suis ton suzerain, le Prince-Évêque de Montfort, je veux bien te faire Vidame de la Mare-Bleue. Regarde les armes merveilleuses que j'ai...

- Que comptes-tu faire de ces paniers à salade...

- Voyons ce sont des casques.

Des casques, c'est formidable ! C'est vrai, on dirait presque des casques, je n'ose plus questionner Alain sur l'emploi qu'il compte faire du reste de la ferraille.

- Tiens, regarde ces épées – me dit-il – il me semble que ce sont des lances.

- Et ces lances...

Je lui désigne une lavette à vaisselle. Que comptes-tu faire de cela ?

- Mais c'est mon panache blanc... Au lieu de poser des questions saugrenues, tu devrais essayer ton armure.

Je dois être très beau, j'ai quelque chose comme un couvercle de lessiveuse sur la poitrine. Bien sûr, ce n'est pas cela, mais enfin, ça y ressemble – un casque garni de plumes vertes sur le chef ; une lance, une épée, un bouclier de tôle ondulée. Alain est mieux, vraiment son panache est encore plus belliqueux que le mien : je voudrais bien pouvoir me montrer aux autres ainsi vêtu.

« Quitte tes armes », me dit-il impérativement. « tu n'as pas le droit de les porter avant ton sacre. Dépose-les dans le donjon.

*

* *

Mon sacre !

Depuis une heure, je veille devant l'autel que le Prince-Évêque a recouvert d'un papier admirablement blanc – mon épée – mon casque – mon bouclier... Vraiment, c'est une grande chose qu'un sacre, j'ai à peine osé déjeuner, Alain voulait que je ne prenne rien, je n'ai pas voulu, on m'eût cru un malade.

Il faut parait-il méditer sur mes devoirs...

Peu à peu la nef s'emplit de nuit. C'est un bourdonnement de saluts, de rêves, vois-tu sonne pareille fête. Les dames se penchent pour mieux voir. Que de bruit, l'église n'est-elle pas déjà pleine ?

Voici l'Évêque. Je sens comme un arrêt dans ma poitrine, quel bruit, la foule l'acclame, l'applaudit, hurle de joie. Sans vouloir entendre, merveilleux de calme il officie... messe aux rites compliqués. L'Évêque monte et descend l'autel laissant traîner sa chasuble immense, dont les carreaux rouge et blanc rappellent les rideaux de ma chambre... Un diacre vient lire l'Évangile sur mon front... Mon Dieu ! C'est le sacre... l'Évêque vient vers moi :

« Georges, me dit-il, jure d'être toujours fidèle à ta foi, de défendre la veuve et l'orphelin, d'observer les commandements, de bouter dehors l'infidèle... »

Le bras tendu, je jure.

« Georges, au nom de Dieu tout-Puissant, Père, Fils, Esprit, moi, Alain, Prince-Évêque de Montfort, Comte de Verneuil, Baron de Constantinople, je te sacre chevalier. »

L'épée s'abat sur mon épaule. L'Évêque m'embrasse, la foule trépigne,  hurle, lance des fleurs, les armes s'entrechoquent en un vacarme tels que les vitraux vibrent dans leur plomb, et que la cathédrale tremble... Hourra, Vivat, Hip, Hip, Hip, hourra ! Bravo ! Dieu lui prête longue vie.

- Maintenant, Georges, reprend l'Évêque dès que les acclamations s'apaisent, je te fait Vidame de mes terres de la Mare-Bleue, et de la Fontaine Sainte-Geneviève. Prête-moi serment d'être mon homme lige.

- Je le jure.

- Maintenant va rendre hommage à ton Roi !

Mon Roi est là ! Dans l'excès de mon émotion je ne l'avais pas vu. Je me jette à ses pieds, j'embrasse ses genoux dans un trouble que je pleure

Il me relève, m'étreint, m'embrasse.

Vidame, me dit-il, je te nomme baron de Veauzanier.

La foule délire, le Te Deum, n'est qu'un long hurlement de joie qui répond. Vivat, vivat, chante-t-on. On m’entraîne défaillant de bonheur, jusqu'au parvis. Quel grouillement ! Mille têtes tendues vers moi et qui hurlent, chantent ! Dans ce flot mouvant de corps, comme des courants, mouvement des rondes... On allume déjà les feux sur les remparts.

Vivat, vivat, crie-t-on !

À travers la plaine c'est un nuage qui glisse et roule, un nuage ardent d'éclairs d'où jaillissent des cris, un nuage mêlé d'hommes et d'armures, de chevaux et de mottes de terre, un nuage que fendent des épées et des lances : une broussaille de panaches, de casques et de fumée.  On frappe, et de droite et de gauche, sait-on pourquoi l'on frappe, sait-on bien sur qui l'on frappe ! On frappe, parce que c'est une joie de pourfendre et de défoncer,- on s'enivre de sang, de gémissements ; les chevaux qu'affole le carnage s'entre mordent. « Pare à droite, me crie Alain, pare à gauche ». Je tape, j'assume l'assaut de tels coups de masse que malgré le casque s'ouvrent les cranes.

Joie de sentir le beau sang couler, du sang de vingt ans ! Ah, quel sera le sourire de ma dame quand je lui offrirai mon épée toute dégouttante...

Le champ de bataille n'est plus qu'un grand disque labouré comme une aire de sanglier, le relent des mourants monte de terre. L'ennemi en déroute fuit follement, si follement qu'à chaque instant roulent à terre les armes... les valets les ramasseront.

Poursuivre, n'avoir plus qu'une pensée aller plus vite que l'homme qui là-bas coure - que l'homme, oh ! quelle charge, je sais que ses jointures lui font mal, que son armure le blesse, que la peur est une atroce douleur physique. Il étouffe, reposé par la victoire, je le traque, il ne se retourne pas, le galop de mon cheval le talonne. Chaque descente il gagne, chaque côte il perd, une haie, son cheval butte... l'homme n'est plus qu'une pâle tête au bruit de ferraille quivne pourra se relever, et la monture fuit toujours.

Je reviens, en songeant que ce soir dans le donjon ce sera grande fête : on doit cuire trente bœufs m'a assuré le Prince-Évêque, trente bœufs, quarante moutons, vingt-deux porcs... Un trouvère doit nous conter Roland... Ou peut-être le fils Aymon, Roland ! Mais quelle geste vaut la nôtre. Je demande au Prince :

« A quoi pensez-vous seigneur, après cette victoire ?

- Je compose une ballade pour la dame de Montargis, en voici le refrain :

Victoire plus aimée, ce serait votre cœur...

Chaleur torride ! Soleil accablant. Le joyeux pépiement des dames s'est lassé... si pesant est l'air que les oriflammes retombent le long des hampes. La poussière que les chevaux ont soulevée reste longtemps en suspens, l'atmosphère desséchée est si saturée qu'on étouffe... Les chevaliers sous leur lourde armure où l'air cuit, suffoquent. Déjà le Comte Gondrand s'est évanoui, vite que ce soit notre tour d'entrer en lice, vite que finisse ce tournoi.

Le Prince-Évêque de Montfort contre le Vidame de la Mare-Bleue, clame le héraut.

On lève les épées, lance en avant nous fonçons l'un sur l'autre...

« Non, mais regarde-moi ces gueules qu'ils ont. »

« Quels accoutrements. »

« Mais sur la tête, ma parole ce sont des paniers à salade ! »

« Et la lavette ! La lavette ! Maurice de Panaste, de Montferrand, Dumont d'Averdie et de Bareuil-Lépine nous regardent en se tordant... à l'instant ma belle armure n'est plus pour moi qu'une défroque grotesque dont je suis ridicule de me parer... je pleurerais.

L'ennemi est venu nous surprendre jusque chez nous, crie Alain. Attaquons brusquement. Il lance des pierres, des branches tout lui est bon. Je n'ai jamais vu une telle fureur.

« Qu'as-tu donc à rester les bras ballants, me crie-t-il, ne vois-tu pas que c'est le duc de Bourgogne et ces séides »

Alors le jeu reprend, mais le jeu pour de bon, les pierres pleuvent sur nos boucliers cabossés, mon heaume est tout bosselé, mon panache brisé...

« Lève le pont-levis » me dit Alain, j'ai juste le temps de lever la corde, ils allaient s'y engager.

Les projectiles crépitent sur le sol renvoyés et repris sans cesse par chacun des adversaires. Fracas de fer frappé,craquement de branches, joie d'une vraie bataille après tant de rêves belliqueux.

« À moi, vidame, à moi, ils escaladent l'arbre perché. »

C'est fini, que faire ?

« Il faut jeter de l'huile bouillante. »

De l'huile bouillante, que veut dire Alain.

« Viens donc plus vite, espèce d'idiot. Prend la soupe qui est à chauffer dans le donjon. »

La soupe qu'avec amour j'avais préparé pour les ripailles du tournoi ? Les pommes de terre chipées à la cuisine, mijotent... quelle bonne odeur.

« Voyons, lance donc... »

Je rate Bareuil-Lépine. La soupe tombe sur l'arbre à deux centimètres de lui, dégoutte dans les mares où s'amassent des ondes graisseuses.

« Vas-y toujours, hurle Montferrand à Bareuil-Lépine...

- Tu as tout gâché, me dit Alain.

Prudemment Bareuil marche sur l'arbre...

Pouf, il a glissé sur la couche graisseuse, il est dans l'eau avec les pommes de terre se débattant au milieu de la vase. Soudain, réconcilions-nous, nous l'en tirons, non, il pleure de rage, Dumont et Montferrand tout autant que nous.

« Vous l'avez fait exprès, je vous aurai », nous dit-il.

« Tu veux qu'on t'y replonge, tu n'as qu'un mot à dire ? - Tu ne dis rien, eh ! bien file et tache de ne pas nous compromettre, ordonne Montferrand.

Les conversations s'arrêtent brusquement, la secrétaire du Directeur vient d'entrer dans la salle à manger et parle au maître de maison.

Alain me regarde : « Ce doit être pour nous », me dit-il à voix basse.

J'entrevois les pires catastrophes. Cet imbécile de Bareuil-Lépine va me faire perdre un ou plusieurs jours de sortie ; ou peut-être seront-nous « entre les grilles », supplice effarant de rester toutes ses récréations, pendant un mois, sur la terrasse, sans avoir le droit de lire ni de jouer, ni même de parler !

« Monsieur le directeur me fait dire que nous soyez tous devant la maison à une heure et demi. Il tient à vous faire une importante communication. »

C'est bien cela... je la connais, sa communication !

« Qu'avez-vous, Damand, me dit Melle Gaupillère, notre maîtresse de maison : vous ne mangez pas ?

Je m'efforce d'avaler mes carottes, qu'on ne voit pas mon trouble. Mais non, je sens que tout le monde me regarde ; Alain est vert... Et ce déjeuner ne finit pas, pourquoi M. Robert s'éternise-t-il à discuter avec Montferrand - Il n'a pas l'intention de le convertir au Radical-Socialisme,- Montferrand réplique, croit-il donc en faire un jour un camelot du Roi : et voilà Levy-Lusigny qui s'en mêle, attaquant à la fois les Radicaux et l'Action Française qu'il accuse de nuire à la monarchie... Nous ne sortirons pas de table ; les élèves des autres maisons sont déjà sur la terrasse, on n'attend que nous... Et Monsieur Robert parle toujours.

Oui, je sais. L'affaire Dreyfus, il y a longtemps qu'il n'en avait pas parlé ; il n'a même pas varié son vocabulaire, abominable machination, complot clérical ; en quoi pense-t-il nous toucher avec de la politicaille d'avant la guerre ? Mais surtout entendre déclamer sur l'affaire Dreyfus, quand on attend d'être fixé sur son sort, c'est trop !

« Monsieur, dis-je, le directeur est certainement déjà sur la terrasse. »

Je m'étonne moi-même de mon audace. Robert se lève et sort très vite, très heureux de ne pas laisser à Montferrand le temps de répondre à son dernier argument.

*

* *

Toute l'école est massée sur la terrasse : n'est-ce pas l'anxiété qui nous rend muet ? Chacun de nous peut craindre une sanction, qui n'a pas sauté le mur pour acheter des bonbons à la mère Sergent ? Qui n'a pas fumé aux cabinets ? « C'est sûrement pour Delplanque et moi qu'on nous réunit, me confie avec angoisse le petit Réville. Nous nous sommes battus dans les chambres à coups de polochons, hier soir, en sortant du Conseil, les professeurs nous aurons vus. » Il pleure presque, le pauvre.

Je m'efforce de le rassurer.

- Mais non, tu verras, c'est pour nous !

Le directeur parle ; il a sa voix douce et susurrante des grands jours :

« Depuis quelques temps, mes chers enfants (qu'il est suave, il est vrai que toute l'école l'écoute et son amabilité croît avec le nombre de ses auditeurs). Depuis quelque temps la discipline de l'École tend à se relâcher... Je sais bien que moi-même j'ai dit beaucoup de mal de la discipline habituelle dans les collèges ; je tiens à former en vous des hommes, et des hommes doués de personnalité, d'indépendance même... il ne faudrait pourtant pas que nous sombrions dans l'anarchie. Je me suis plu, bien souvent, à comparer la Douce-France à une grande famille – une très grande famille, ajoute-t-il entre ses dents d'un air attendri – mais une famille n'implique-t-elle pas l'autorité d'un père ? C'est cette autorité que je veux vous faire sentir ».

« Certains d'entre vous, non contents de passer les limites qui leurs ont été assignées dans le parc... limites vastes pourtant ? S'y sont battus d'une manière puérile, au risque de se blesser, et surtout de blesser un camarade plus jeune qu'eux... »

« Je ne vous dirai pas les noms, je les connais : que ces élèves se tiennent pour avertis. Je ne les punirai pas cette fois-ci, - je veux bien tout ignorer – mais désormais je ne souffrirai plus un manquement à la règle établie – Et si vous m'y forcez, je saurai sévir. »

Ce discours est ponctué d'un geste large qui évoque toutes les sanctions futures. Bigre ! C'est passé près de nous.

Brusque détente d'un bout à l'autre des rangs. Nous parlons, nous rions, comme si l'on avait brisé la gangue d'anxiété qui nous étreignait. Et les groupes se dispersent à travers les prés, unis d'une joie qu'exagère la tension nerveuse des dernières minutes.

« Quand même, c'est ennuyeux, me confie Alain, il va falloir prendre beaucoup de précautions, maintenant dans l'île. »

« Couvre le feu, on pourrait nous apercevoir, me dit Alain.

Je jette un peu de terre humide sur le foyer... la vapeur chante tumultueusement...

Douceur des îles ! Volupté des jours qui glissent au soleil ; torpeur des bois de magnolias ou côte à côte nous sommes étendus. L'air est si lourd que nous ne parlons même pas, anéantis... murs élevés des feuillages, qu'aucun souffle n'arrive de la mer, absolument douce, plate et fulgurante comme un grand disque de métal... Avec le soir se réchauffent les pierres. C'est l'heure où du fond de l'âme monte une inexprimable tristesse. Le ciel d'un vert doré pâlit, un à un les nuages fondent tout mont. De l'excès de notre bonheur il ne reste qu'une accablante lassitude ?

« Il y a déjà trois semaines que nous avons fait naufrage, murmure Alain.

Le naufrage … Oh ! Cette nuit dans les ténèbres décuplées... on ne voit même pas les vagues. On sait qu'elle sont là, qu'elles s'escaladent, se mêlent, et se dressent, on sait qu'elles sont sur la grève, formidables, - acharnées sur le bateau qui craque, qui gémit, qui se disloque. Tout se heurte, tout se brise. Dans l'obscurité nous roulons d'une partie à l'autre pêle-mêle avec les coffres, les tables et les chaises... mais ce bruit surtout, ce bruit, - la mer et la nuit ne sont qu'un hurlement – un hurlement tel qu'il obstrue nos oreilles, qu'il emplit nos cerveaux entiers ; plus une fibre de notre pensée ne sort pour entendre, pour entendre le hurlement du vent avec la mer, du vent avec la mer qu'il ouvre, qu'il brise; qu'il dépèce, qu'il arrache par gerbes plus hautes que les mats, qu'il tord avec le navire, qu'il brasse en trombes, qu'il hurle au ciel.

Et puis soudain, le silence, - oui un silence, le tumulte est tel que nous n'entendons plus rien, nous sommes deux jeunes êtres à demi évanouis qui s'agrippent à une planche.

« Mon Dieu ! Je crois que c'est un des sauvages, me dit Alain, va voir au cap » Oui, un sauvage, leur grand chef maure, un homme courtaud et félin...

Nous nous terrons l'un contre l'autre.

« Pour qui donc le directeur a-t-il mis aujourd'hui son beau complet gris ! »

« Le Directeur ? Son complet gris ? Mais tu déraisonnes, mon pauvre vieux, me répond Alain, tu ne vois pas le chef des anthropophages qui nous guette … Regarde comme il furette autour de la vieille tour écroulée. Nous avons passé les premiers jours : heureusement que cette cabane est bien à l'abri...

Les sauvages s'éternisent : ils doivent chercher une piste...

« Tiens, me dit Alain, ils ont trouvé quelque chose. »

Le plus grand a ramassé un papier et le passe.

« Il a beaucoup plu dessus, c'est un vieux papier, entendons-nous. Je vous le disais, ils n'ont pas osé revenir. »

Les deux hommes partent, un instant encore on entend craquer les branches mortes sous leurs pas... Nous pouvons quitter notre cachette.

« Le dernier pousse la pirogue. »

Je regarde Alain, oh !qu'importe ce rêve de naufrage et d'îles parfumées, tout à coup j'ai compris la singularité des instants. Je sais, je sais sûrement, que jamais, par une après-midi de février où l'on sent déjà le printemps, je n'éprouverai telle douceur, je vais être au croisement de mille voluptés qui ne se retrouveront jamais plus... Le soleil déclinant, l'oiseau qui s'égosille, l'odeur tiède du corps d'Alain, composent un chant unique et qui doit bientôt mourir... une à une se dissocient les sensations qui composent mon émoi... Le chant s'est tu qui m'étreignait le cœur. Je me relève tout étourdi, un peu pâle d'avoir compris un nouvel aspect du monde.

« Pourquoi ne vas-tu pas pousser la pirogue, me dit Alain. »

 

 

 

« Vous savez qu'il y a un nouveau, crie Levy-Lusigny en entrant dans la classe.

« Un nouveau à cette époque-ci, interrompt quelqu'un.

« Mais oui, un nouveau, et même pour notre classe parait-il.

« C'est vrai déclare Dumont d'Averdie, il y a un nouveau mais il n'est pas pour ici, il est bien trop grand.

« Tu l'as vu, comment est-il ?

Dumont d'Averdie était content de son petit effet : « Il est plus grand que nous, laissa-t-il tomber sentencieusement, très brun, les cheveux plats, la peau mat : il doit être étranger : d'ailleurs vous le verrez vous-même. »

On poussa violemment la porte : un grand garçon en culotte courte entra et nonchalamment s'assit à la place de Bareuil-Lépine.

« C'est lui » chuchota-t-on.

Il ne parut pas s'apercevoir de la curiosité qu'il suscitait, il dévissa le capot de son stylo, essuya la plume avec son mouchoir, s'absorba dans le travail compliqué d'écrire son nom sur ses cahiers.

Alain loucha pour le lire :

« Je ne vois pas bien, ça se termine en dez, confia-t-il à son voisin.

Toujours nonchalant, déployant avec aisance ses membres musculeux et long, il alla poser un billet sur le bureau de M. Robert.

Dieu qu'il était beau ! Quel contraste avec ces enfants que l'âge ingrat déformait, que leurs jambes, trop vite grandies, incommodaient comme un objet d'emprunt. Même Alain, dont la petite figure étroite et nerveuse me captivait, semblait repoussé, effacé par le nouveau.

M. Robert entra et jeta un coup d'œil distrait sur le billet d'introduction.

 Il y a un nouveau ici, demanda-t-il, en affectant de ne pas remarquer le grand garçon brun.

- Il y a moi.

- Vous : comment vous appelez-vous ?

- Tonio Fernandez.

- Vous êtes Espagnol ?

- Non Argentin.

- Quel âge avez-vous ?

- Quinze ans.

- Seulement ? M. Robert paru vexé d'avoir laissé échapper cette marque d'intérêt.

- C'est bien, vous pouvez vous asseoir, ordonna-t-il à Tonio Fernandez, qui ne s'était jamais levé.

- Fernandez, commença M. Robert en se tournant avantageusement de trois quart, vous n'êtes pas sans connaître, les principes, le régime, et l'organisation de l'école. Vous savez qu'ici nous ne voulons pas faire de discipline...

- Oui, je sais, c'est une famille !..

M. Robert le regarda sans comprendre. Il lui fallut une minute pour retrouver ses esprits. Cette réplique était si inattendue qu'il n'eut pas la force de sévir. Il grommela entre ses dents. - Maintenant assez perdu de temps, poursuit-il à voix haute, retrouvant tout son aplomb, au travail. Nous allons faire de la littérature.

Nous allons expliquer l'hymne aux morts de juillet. Cet hymne sublime d'une telle envolée ; d'une telle âme, pour les morts d'une si juste cause, pour les victimes des trois glorieuses.

Ceux qui pensent aux morts pour la patrie

Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne exprès

Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau

Toute gloire auprès d'eux passe et tout éphémère

Et comme ferait une mère...

- Pouah !!!

M. Robert s'arrête court. -Qui a osé pareille interjection ?

Fernandez souligne son exclamation :

- Quel pompier !

M. Robert est rouge de colère.

- Vraiment, Monsieur, si c'est avec des intentions comme celle-là que vous venez à Douce-France. Vous feriez mieux de retourner chez vous. On ne tolérera pas ces manières, il y a des sanctions, vous savez, des sanctions, des sanctions, reprit-il avec rage.

Moi, je suis avec Fernandez, passionnément, ce n'est pas qu'il ne m'ait un peu choqué, j'aimais ces vers qui se succédaient, réguliers comme un bataillon en parade, - Surtout je ne comprends pas qu'on discute les opinions du professeur – Il est là pour parler, nous apprenons ce qu'il raconte – on a tout au plus le droit de ne pas écouter – mais Fernandez est venu, il apporte quelque chose de nouveau dans ma vie, avec ses gestes souples de jeune veau bien nourri, ses regards doux de félin repu.

- Des sanctions, des sanctions, répète  toujours Robert.

Posément, Fernandez laisse passer l'orage. C'est avec son sourire de charmant cannibale qu'il confie à M. Robert :

« Vous savez ce que Leconte de Lisle, dit de Victor Hugo. Il est bête comme l'Himalaya.

Contrairement à toute prévision, M. Robert s'est soudain rasséréné.

« Je comprends, déclare-t-il, en se tournant de trois quart qu'un jeune esprit comme vous, aime à « démolir » (oh ! comme il souligna avantageusement ce mot) d'un génie comme Victor Hugo – c'est jeunes dents qui fait ses griffes. Et la gloire même du père Hugo lui nuit.

- Cette gloire est tout ce que j'admire en lui, interrompt Fernandez.

- Vous êtes un paradoxal, conclut aimablement M. Robert, mais j'admets votre préférence pour un maître, plus jeune, Lecomte de Lisle. Quelle chaleur dans ses visions tropicales, quelle profondeur dans cette impassibilité stoïque, ce refus de souffrir, d'aimer, cette froideur... (le regard du professeur se perd dans les nuages). Oui, il y a de quoi séduire les jeunes... moi ce qui m'attire plus que tout dans son œuvre, ce sont les poèmes antiques. Quel amour de la Grèce, cette patrie de l'art pour l'art.

- Vous savez ce que Barrille disait de Lecomte de Lisle, interrompt Fernandez, c'est une bouche qui se croit une amphore.

M. Robert agite ses bras comme un homme qui se noie... il va se passer quelque chose d'extraordinaire...

Heureusement le Clackson interrompt la classe.

 

 

 

Ce rire...

Il résonne dans mes oreilles, il grince dans mon cœur... ce rire, j'en prends toute conscience. Je ne souffre même pas, c'est ce rire qui ouvre au plus profond de mon être et me torture... Je n'ai plus qu'un seul sentiment, qu'une seule sensation... Ce rire... chaque note me lancine, chaque note est une pointe qui me transperce... chaque note est une vue qui me déchire... ce rire... j'entends ce rire, il résonne dans mes oreilles, il grince dans mon cœur, ce rire, il me poursuit, court autour de moi... tout bruit se meut en rire autour de moi... je fuis.

À travers bois, sans savoir où, je vais haletant... Par moment mon pied se prend dans une racine, je butte mais je poursuis, je cours affolé, hanté par ce rire... le paysage change, je débouche sur une grande plaine où se lève l'orage, un énorme ciel de tonnerre roule sur lui-même, se déchire en lambeaux sanglants, soudain tout craque et c'est le vent, le vent.

Le vent qui rit, qui rit éperdument, il rit contre les branches, il rit en s'engouffrant dans les vallées, le rire se décuple, répond de colline en colline, le rire emplit la terre, je fuis toujours. Par moments entre deux hoquets de rire, le vent semble hurler mon nom sous le rire universel, je fuis sans même plus comprendre que c'est ce rire que je fuis...

Des hautes herbes me fouettent le visage, j'enfonce dans un marécage, une rive où de nouveau je fuis... Peu à peu le ciel s'est voilé de plomb, seul un grand triangle de lumière crue, troue cette nuit précoce.

Il pleut, la pluie vit en crépitant sur le sol, la pluie, tout se déforme tout s'agrège, tout grandit, les arbres démesurés griffent les nuages de leurs tentacules dépouillés, ils agrippent le ciel... La pluie me fouette le visage, je roule dans la tempête, une griffe d'arbre et de vent me tient un instant cloué contre un chêne, il craque et soudain j'ai peur qu'il ne m’entraîne dans une course folle avec les nuages.

Un nouveau bois, les branches se heurtent, comme les os des trépassés... les branches tissent autour de moi un interminable filet... La nuit entière est venue, une nuit épaisse, l'air est lourd, gluant, le vent est tombé, mais je m'enlise dans l'air visqueux. Les bois s'épaississent... mes pieds enfoncent... peu à peu je glisse dans quelque chose de tiède, pendant que jusqu'à moi se soulève la terre, que les arbres se renversent follement, en un dernier spasme de rire... je m'enfonce... tiédeur.

 

Le soleil diffusé par des rideaux blancs emplit toute la chambre...

J'entends murmurer autour de moi : « Il ouvre les yeux ».

Où suis-je... il fait bon, partout, il y a du soleil, de la lumière, dans mon lit, j'ai chaud, simplement une grande fatigue m'empêche de me soulever, de demander où je suis... je ne connais pas les gens qui m'entourent... mais il fait si bon... entre mes paupières rougies je perçois le soleil... il me suffit de sentir qu'il est là, qu'il fait chaud... je reste immobile sans plus penser...

… Les liens qui me rivent au lit sont encore serrés, semble-t-il, je murmure : « J'ai soif ». Une forme blanche me tend une tasse de tilleul, un bras tiède me soulève la tête... je resterai bien contre ce bras, on repose ma tête sur l'oreiller. « Là, reposez-vous, me dit-on... »

Quelles images roulent dans ma tête, des arbres affolés dansent éperdument... J'entends qu'on dit près de moi : « Il va mieux... ». Je me soulève... « Ne le questionnez pas » dit-on...

Le bras tiède me tient la tête, me fait boire de la tisane... Il y a quelqu'un assis sur mon lit...

Entre deux sommeils, j'aperçois le sourire inquiet de ma mère... « Rassurez-vous, Madame, lui affirme-t-on, il est absolument hors de danger... on l'a trouvé au matin... » Le sourire de maman disparaît...

De nouveau du soleil, plein la chambre... On m'appuie sur deux oreillers... « Vous nous avez donné bien du mal, me dit l'infirmière, mais enfin vous voici guéri... Que faisiez-vous donc... « Ne le questionnez pas, interrompt une voix d'homme dans le couloir, laissez-le se reposer encore. »

Comment suis-je à l'infirmerie ? Dans le lit voisin Melchior de Lery-Lussigny, feuillette une revue...

Je l'interroge :

« Comment suis-je ici ? Je ne comprends pas, je ne me rappelle rien. »

« Tu ne sais pas comment tu es ici, oh c'est trop drôle. D'ailleurs personne à l'école ne comprend ce qui s'est passé... Mardi, tu n'étais pas à l'étude, Virgile a affirmé que tu étais à l'infirmerie pour un pansement et qu'ensuite tu devais prendre un train. On ne s'est pas inquiété de toi jusqu'au dîner. Quand on s'est aperçu que tu n'étais pas là on t'a cherché partout, tous les grands ont couru à travers le parc, il y en a même qui sont allés jusqu'à Marmont... A onze heures on a interrompu les recherches ; le directeur a passé la nuit à arpenter le hall, en vociférant qu'il te tuerait si tu reparaissais, à d'autre moment il pleurait en t'appelant mon chéri, en disant qu'il ne te ferait rien, qu'il t'embrasserait pourvu que tu rentres... Quelle mauvaise note pour la maison, s'il ne reparaît pas », confiait-il toutes les cinq minutes à M. Féline... Au matin on t'a trouvé évanoui contre la fontaine Ste Geneviève. On avait dû passer près de toi sans te voir dans la nuit... »

« Évanoui devant la fontaine Ste Geneviève, me répétais-je, que pouvais-je faire à la fontaine  Ste Geneviève ? » Je demande : « Quel jour sommes-nous ? »

« Lundi. Vraiment tu ne sais plus ce qui t'es arrivé », répond Lery-Lussigny  en éclatant de rire...

Ce rire...Oh ! Comme il me fait mal il répond en moi à une sensation douloureuse de rire, d'un rire entendu dans un rêve, dans une autre vie... Lery-Lussigny rit toujours...Peu à peu se précise mon souvenir, j'entends ce rire mêlé aux arbres de toute part le vent se lève, riant follement, il rit en me poursuivant, il rit, il rit...

Comme a rit Alain... voici de nouveau ma peine qui me tord le cœur, Alain rit, c'est vrai...

Ma peine m'emplit l'âme, me déborde d'une amertume infime... ai-je vraiment senti telle détresse ? Sous moi rompent les amarres qui me retenaient à la vie... Quel désert dans mon cœur ! Plaines arides où je sens encore, exaspérante nostalgie, le parfum des Fortunes... Alain, je pleure...

Ces larmes me détendent, je laisse crever l'orage en une averse débordante... peu à peu mon cœur se calme, l'excès de larmes, la tiédeur du lit l'apaisent... je souffre, mais ce n'est que le déchirement de ma chair... ma souffrance, plus consciente tourne en elle-même une sorte repos... Alain, Alain, mais peu à peu je glisse dans le sommeil...

« Ne t'ennuie-tu pas m'a demandé Lery-Lussigny ? »

Si je ne m'ennuie pas... au fond je ne sais, je suis comme tous les jours assis devant la fenêtre... la souffrance m'a hébété, ma vie n'est plus qu'une douloureuse sensation d'être et peu à peu je perds la pensée comme ces mendiants qui tendent éternellement leur sébile... je roule deux ou trois pensées vagues, toujours les mêmes, ou je répète inlassablement une phrase de chanson, dont la monotonie m'hypnotise... si je m'ennuie ? Non, il faudrait vivre pour s'ennuyer...

« Comment se fait-il, reprend Lery-Lussigny, que tu ne lise pas, je deviendrais fou à rester tout le jour immobile, sans rien faire ; j'ai là un volume de vers, ne le veux-tu pas ?

« Je n'aime pas les vers, quand M. Robert en récite, je m'endors. »

« Évidemment il n'aime pas Lecomte de Lisle et les longs poèmes de Sully-Prud'homme. Ce qu'il nous a rasé avec son Zénith.

Oui de sa vie à tous...

Je l'interromps... « Il y a donc d'autres vers moins ennuyeux, lui les sentait comme les plus beaux du monde ! »

« Des vers plus beaux ? Mais Lamartine, mais Musset ! Écoute je vais te lire les nuits...

Poète prends ton luth...

Il psalmodie la nuit de mai, s'arrêtant longtemps à la fin de chaque vers... la monotonie du rythme me prend, me pénètre comme ces bribes de chanson que sans arrêt je répétais... Elle m'apaise, elle prépare en moi l'émotion qui tout à coup me soulève... la muse a murmuré :

Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur,

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont purs sanglots..

Tous vous êtes nourris de Musset...

Il ouvrit à vos cœurs de quinze ans des trésors d'amour et d'émotion que vous ne connaissiez pas... les grands sentiments vagues qu'il chantait s'accordait avec l'imprécision même de vos désirs... Pendant un temps je n'eus pas d'autre raison de vivre.

« Donne moi ce livre... » Je l'arrache presque des mains de Lery. Il ne lit pas assez vite pour ma faim. Je passe toute la journée... Je relis les Nuits, je m'en grise, mon exaltation n'a plus de bornes...

« Ah ! Mon vieux, dis-je en me couchant à Lery-Lussigny, tu ne sauras jamais quelle reconnaissance je t'ai...

« Tiens lis cela. »

En attendant son appréciation je regardais autour de moi. M. Robert au lieu de surveiller l'étude, s'absorbait dans de gros bouquins, les élèves en profitaient pour se dissiper, Montferrand dormait, la tête appuyée sur ses dictionnaires latins, Alain et Fernandez parlaient à voix basse. Je sentis un élancement au cœur, « Ma douleur » pensais-je.

Ma douleur...elle ne m'était pas demeurée positivement étrangère mais à jouer d'y rêver, d'y mêler tous les vers de Musset et de Lamartine, je la considère comme distincte de moi. Peu à peu j'avais oublié cette sécheresse de tout mon être, cette brusque aridité par quoi mon cœur avait d'abord été torturé quand Alain m'aimait. Tout cela n'était plus qu'un vague sentiment pratique dont je trouvais noble de me parer, une mélancolie..

« Tu sais bien que j'adore toujours Musset, me dit Melchior en me rendant mon livre...

Dans un moment d'exaltation je lui avait donné la Nuit d'Août ; renaître à de grands sentiment, souffrir pour souffrir toujours, aimer pour aimer, pour souffrir, que tout cela me grisait. Melchior ne vibrait pas avec assez d'acuité ! Je me penchai vers lui... « Mais relis donc ces derniers vers » à demi-mot je déclamai :

J'aime, et je veux pâlir ; j'aime et je veux souffrir ;

J'aime, et pour un baiser je donne mon génie ;

J'aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie

Ruisseler une source impossible à tarir.

 

Dépouille devant tous l'orgueil qui te dévore,

Cœur gonflé d'amertume et qui t'es cru fermé

Aime et tu renaîtras. Fais-toi fleur pour ???

 

Après avoir souffert, il faut souffrir encore ;

Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé.

 

Melchior me regarda sans étonnement, depuis trois semaines que je le traînais à travers les plus externes sentiments, mon exaltation ne l'étonnait plus... Il savait qu'avec moi on lisait des vers – ces vers qu'il m'avait révélé – qu'on parlait d'amour et de souffrance, comme avec Dumont d'Averdie de mangeaille et avec Montferrand de Hockey... C'était dans les conventions. Ce garçon un peu fade – cette fadeur même me l'avait fait élire comme confident – ne se laissait pas facilement entraîner dans les sphères affolées ou se débattait mon cœur... comme je lui répétais encore mon désir d'aimer « Vois-tu aimer c'est toute la vie, je voudrais aimer, je voudrais avoir vingt ans pour aimer - puisque mourir sans ainsi aimé ! »

« Pour souffrir comme tu as souffert, n'avais-tu pas aimé ? »

Je sens, tout à coup, que j'ai trahi ma douleur... tout ce monde de souffrance qui s'ouvrait à moi, qui était ma mission, qu'en ai-je fait ?

Je prends les billets d'Alain, ces billets que nous nous passions en classe, ils sont précieusement rangés dans une boite... j'en prends un au hasard, un message du Sire de Montfort au Comte de Blancmesnil. « Demain nous délivrerons Diane de Vexins... » Le passé soudain ressuscite « Frappe à droite, frappe à gauche me crie Alain. Ralliez-vous à mon panache »... voici Thibaut, Gondrand, Gilbert... A l'assaut, l'huile bouillante coule sur nos gaules, la bataille s'amplifie, les lances craquent... Le passé n'est-il pas mort ?

Hélas ! Autour de moi s'évanouissent les mirages des donjons, l'élan des cimiers n'était qu'un rêve, je suis dans l'étude. Alain m'a trahi ! Vide du cœur. La douleur m'étouffe, acre comme au premier jour.

Sans larmes, stupéfait, je contemple Alain qui parle toujours avec Fernandez.

 

 

J'étais allé m'asseoir dans l'île. Ah ! Je plains les enfants qui n'ont pas l'émoi d'un grand parc au Printemps. Le soleil point au travers du feuillage aigu des jeunes arbres. L'air vibrait – d'une acidité intolérable et délicieuse... tout vibrant de joie, l'île n'était qu'un concert d'oiseaux  et de cris m'arrachant à ma douleur.

Ma douleur... avec quels soins pourtant je la cultivais, depuis bientôt deux mois, depuis ce soir que – si nettement – je l'avais sentie s'évanouir, j'avais recherché, dans tous les dictionnaires, au fond de mes casiers, les vieux billets qu'Alain m'envoyait en étude. Culte du souvenir, j'avais rassemblé avec soin tout ce qui pouvait ressusciter en moi l'image du bonheur passé. Quel ne fut pas l'étonnement de ma mère en me trouvant pendant les vacances de Pâques, sanglotant sur un fragment de la lance d'Alain... De longues heures je le fixais pendant l'étude, je me forçais à le suivre dans les allées, me torturant à épier les phrases amicales qu'il disait à Fernandez, ces phrases qu'il m'avait dites à moi, autrefois... chaque jour, comme par ce bel après-midi de Printemps j'allais lire dans l'île, peu à peu tout ce que nous avions bâti s'effondrait, la cabane avait fermé, ce n'était plus qu'un buisson parmi les autres, tout se défaisait, retournant à son destin primitif... j'éprouvais des tristesses d'Olympe, à voir se fermer les allées si souvent parcourues, à voir peu à peu disparaître jusqu'aux traces de notre bonheur.

N'est-ce pas Alain ? Encore une fois je rêve qu'il vient me retrouver, il est là, assis sur l'ancien foyer... il me regarde...

« Était-ce en souvenir de moi que tu venais ici ?

Quoi, il me parle, c'est bien lui, il me parle doucement, humblement. Quel émoi dans mon cœur. Je devrais l'embrasser, le serrer contre moi, l'empêcher de parler, apaiser la souffrance qui l'a ramené vers moi – si triste – Dans l'excès de mes sentiments je ne trouve à dire que ces mots : « Et Fernandez ? »

« Ne me parle pas de Fernandez, ne m'en parle jamais, veux-tu ? »

Oh ! Oui je veux bien, je veux bien tout ce qui lui plaira, pourvu qu'il reste là, que je lui touche la main, que je sente le bonheur m'envahir...

« Tiens, tu lis ? » - Il a ramassé mon livre (Un Musset naturellement) « Ah ! Tu aimes Musset, moi aussi... Si tu savais ce que j'ai pleuré sur la Nuit de Mai, et sur Rolla, c'est si beau Rolla, cette intensité de la souffrance... »

Que me parle-t-il de souffrance. Il n'a pas souffert lui. J'éprouve un peu de pitié protectrice, devant ce que je crois trouver d'artificiel dans ses sentiments.

Je n'ose pas laisser entre nous tomber le silence, alors je lui parle, je lui répète ces propos que jusqu'ici je réservait pour Melchior de Lery-Lussigny « Musset a compris le besoin d'amour qui nous torture. Si tu savais, Alain, ce que j'ai besoin d'aimer... C'est terrible à notre âge on ne peut pas encore aimer ». Il coupe mon monologue de « moi aussi ». Nous nous exaltons ensemble, nous nous haussons jusqu'aux sentiments les plus exaspérés, coupant nos récits de vers que nous savons par cœur...

« Si j'avais su ce que tu lisais, me dit Alain, que toi aussi tu avais découvert la force de l'amour, la beauté de la douleur, il y a longtemps que je serais revenu vers toi... je te croyais toujours le petit garçon qui jouait aux Vidames, et tu es un homme. J'avais peur en quittant Fernandez de ne plus trouver à qui confier mes émois, de ne trouver personne qui comme moi admire Musset et Lamartine. »

« C'est curieux, acheva-t-il, que nous ayons aussi subi la même évolution. »

Alors, dans le débordement de ma joie, je trouve enfin le mot qui absout, le mot qui supprime le passé.

« C'est que vois-tu depuis quatre mois que nous nous aimons... »

Alain a compris, nous pouvons rester silencieux...

Peu à peu se lèvent les nuages ; comme d'immenses floraisons jaillies, aux confins de la terre et du ciel.

« Alain je voudrais être un nuage, murmurai-je, quelle poésie...

Il ne répondit pas. Je regardai, le plateau roux chargé de blé, qui là-bas mûrit sur le ciel...

C'est merveilleux, reprit-il au bout d'un moment, pendant quatre ans encore nous allons vivre ensemble ici, être ami comme nous le sommes déjà. Peut-être qu'en Philosophie nous discuterons couchés au même endroit... »

En Philosophie... c'est vrai, je ne lui ai pas annoncé que l'année prochaine je ne serai plus à la Douce-France... A Pâques Maman m'avait dit, joyeuse « Tu ne retourneras pas à Verneuil ». Ne pas retourner à Verneuil, quel effondrement, en vain, j'ai retourné tous mes arguments de Noël ! Si tu savais ce qu'on est gentil avec moi maintenant... aucune fable n'aurait traduit la nécessité qu'était pour moi la présence d'Alain. C'était au temps que je poursuivais ses muses, le cœur noyé de chagrin ? Que sera-ce maintenant... mais non, maman n'avait pas compris. « Il y a trois mois tu me disais le contraire, me répétait-elle. » Un jour enfin elle m'avoua qu'elle était obligée à de gros sacrifices pour me laisser à Verneuil... je n'osais plus rien dire...

« Dans quatre ans, murmurai-je malheureux... Dans quatre ans... mais l'année prochaine je ne serai plus ici !

- Comment ? m'interrompit Alain tout interloqué.

- Non, on trouve à la maison que les études ne sont pas assez fortes.

- Tu ne me laisseras pas seul ici, implora Alain.

Son chagrin me causa un certain plaisir, c'est doux d'être aussi nécessaire à ceux qu'on aime...

- Si je partirai, il le faut, non. »

Nous restons immobile, face à face, dépités... Comme les nuages nos rêves se sont évanouis ; nos cœurs sont prêts pour de grandes douleurs, mais nous n'avons pas prévu ces déceptions, nous nous regardons étonnés, cherchant en vain quel poète a chanté de tels ennuis...

« Au moins, Georges, tu viendras tous les étés à Kermor, qu'un moment chaque année nous puissions vivre comme nous le faisions, pensant ensemble, si tu voulais me faire plaisir tu viendrais en Septembre... »

Je l'interromps : cet été je ne sais pas...

Oh ! si viens en Septembre... tu verras ce que la mer est belle ; les hautes marées d'équinoxe elle saute, les vagues échevelées roulent, se déchirent, s'éparpillent... Et la bénédiction des morts, par les jours de brume c'est effarant, la mer est droite, comme aplatie par le brouillard, le paysage entier semble décoloré. Laminé avec les draps de velours noirs... tout le monde pleure, l'année dernière au lieu du De Profundis j'ai récité Oceano Nox, dans un tel décor, c'était poignant !

Ah ! Combien de marins, combien de capitaines...

murmura-t-il, dans une demi extase !

Je suis conquis par un tel récit, « Oh ! Oui je viendrai ! »

« C'est vrai », Alain tremble de joie – tu me le promets – nous parcourrons la lande toute la journée, je te raconterai les histoires de capitaines. Il y en a de merveilleuses. Surtout nous nous coucherons sur les rochers, à regarder la mer, pourvu que nous ayons de belles tempêtes. »

(à cette époque je n'avais pas encore compris le charme merveilleux des mers étincelantes, des mers d'azur, dures comme des pierres, des mers calmes, diaphanement bleues, ineffables de pâleurs, des mers glissantes qu'irise le soir... nos esprits nourris de poésies romantiques, ne connaissaient que les bonheurs clairs et sages.)

Pourvu que nous ayons de telles tempêtes, répète Alain, que nous revenions couverts d'écume, non ce serait trop beau, trop beau, et pourtant cela sera.

*

* *

Je passai la soirée à dessiner des bateaux sur  un cahier.

Averses de Printemps, crépitantes et tièdes. Les élèves jouent au foot Ball malgré la pluie... si longtemps les nerfs excédés par l'orage, les lèvres brûlées de poussière, nous l'avons attendue. La pluie enivrante, les élèves roulent dans l'herbe à peine humide, se mêlent à la boue fraîche, quelle joie de sentir coller au corps des croûtes de terre ; ils battent les foins, se roulent avec volupté dans les mares... Se battent assouvissant un inconscient besoin d'étreindre.

Alain regarde un peu écœuré cette bestialité ingénue...

« Si nous allions dans le Parc » me propose-t-il. Sans toi tout est sec sauf l'air. L'air humide, chargé du parfum de jachères mouillées. L'air embrasé qui sent le foin, la feuille morte, la senteur même de la terre après l'ondée...

De quoi parlerions-nous sinon du grand sujet qui occupe toutes nos pensées, de l'amour que nous attend...

« Si tu savais, me dit Alain, ce que j'ai hâte d'aimer, vois-tu ce qui m'a transporté dans Aziyadé c'est ce besoin d'aimer, qu'au fond Loti ne parvient pas à assumer, car il n'aime que lui-même... et elle en meurt, j'ai aimé aussi ce sens de la mort, et ce doute, qui le déchire Loti lorsqu'il écrit à Plunkett, il n'y a pas de Dieu, Oh ! Non, le doute n'est pas comme l'a dit Montaigne un mol oreiller pour une tête bien faite...

Cette phrase m'agace, j'y retrouve des propos de M. Robert.

« Pourquoi, lui répartis-je as-tu si hâte de voir mourir notre amitié? »

Il me regarde sans comprendre.

« Mais oui, Alain, l'amour tue toujours l'amitié, comment veux-tu que coexistent deux sentiments de cette force ? .. L'Orateur Sacré a raison : tout le danger est dans la femme... »

Alain m'implore du regard... sous ses pieds s'effondrait l'édifice de bonheur qu'il avait si ardemment imaginé ; n'avait-il pas rêvé nous unir, la femme qu'un jour il aimerait et moi dans un commun transport...

Je poursuivis implacable :

« Lis la vie des grands poètes, tous ils ont trahi leurs amitiés pour leurs amours.

Et puis vois-tu, deux amis ont tellement les mêmes goûts, sont si pareils, ils ne pourraient jamais aimer que la même femme. »

Cet argument, voici plusieurs jours que je le roule dans mon esprit ; notre amitié revêt à mes yeux l'aspect des âmes qui vont mourir.

Vois-tu, Alain, nous nous aimons tant et un jours nous nous trahirons.

Alain reste un instant rêveur.

« C'est vrai, conclut-il, oui tout le danger est dans la femme. »

Nous sommes étendus au bord d'un champ, peu à peu nous pénétrons la terre molle, les feuillages luisants se mêlent au ciel délavé, tout brille. Quelle ivresse a emplit mon cœur, les voix oubliées remontent de mon enfance... « Il était un tout petit gars... » chantait ma mère... je me penche sur Alain, qu'il comprenne aussi, qu'il sente l'idéal : Alain pleure...

Nous revenons tout étourdis parlant très fort pour masquer un peu le silence de nos cœurs ; les voix un instant entendues se sont à jamais éteintes.

Dors-tu content Voltaire, répète machinalement Alain.

Deux enfants, au bord de la nuit se grisent de poésie.

Les autres dorment, leurs souffles discordant abîment le silence... Pour ne plus les entendre les deux enfants se penchent avidement par la fenêtre, dans l'air plein de lune ; au loin la rivière glisse sur ses pierres, un oiseau vole lourdement, un chien tire sur sa chaîne, mais ce n'est pas celui qu'écoutent les enfants, ce n'est pas le froissement lointain des peupliers, ni même le chant du rossignol dont les vocalises, étonnantes comme un alléluia grégorien oscillent dans le silence, tous ces bruits qui sont la respiration heureuse de la terre, non, - ces enfants pleurent dans la stérilité des étoiles.

Du plus profond de leur conscience, comme la prière, depuis vingt siècles, des bergers : la nuit divine... Par quels mots traduire cette émotion. Les enfants balbutient les vers dont ils sont pleins ; des vers romantiques dont trop de récitants ont épuisé le contenu. L'odeur débordante des jasmins les grise, cette ivresse ils la tournent vers des astres peut-être morts, ils en enrichissent de vieilles formules qui ne signifient plus rien.

Que seront ces enfants devant la vie ? Ils ont cultivé jusqu'à l'extrême leur sensibilité, ils savent jouir et se torturer de leur propre émotion ; leur esprit n'a retenu du monde que ce qui s'accordait à un certain idéal de poésie verbale... Ils vivent dans les étoiles...

Nous fumes, Alain et moi, ces enfants extasiés. Chaque soir nous laissions s'endormir nos camarades, puis, couvertures rejetées, nous nous accoudions devant la nuit...

 

« Oh ! C'est gentil, c'est gentil, la maison est pleine de petits secrets », minaude la grosse Madame Gaudille. « Que de secrets, que de secrets », murmure-t-elle à Montferrand avec un éclat de rire qu'elle croit mutin : elle tangue et roule vers la cuisine.

Le fait est que toute l'école est bouleversée : Fausterino, le menuisier, passe et repasse chargé de planches. Ne nous a-t-on pas défendu d'aller du côté de la Mare-Bleue. Là-bas dans un vallonnement on dresse des poteaux, on cloue des tréteaux, échafaude des baraques.

Dans trois semaines c'est la fin de l'école.

« - Mais qu'est donc cette fête ai-je demandé à Dumont d'Averdie.

« - Tu verras mon vieux, c'est épatant. On danse, on joue, il y a des chevaux de bois ; toutes les familles des élèves sont là ; on dit même que cette année la duchesse de Lery-Lussigny voudra bien la présider.

Cette fièvre nous gagne malgré nous. « Je n'aime pas ces réjouissances, déclare Alain, c'est populaire. » Cela ne l'empêche pas de passer des heures derrière les palissades à espionner les préparatifs.

« Tu sais, il y aura une cartomancienne, m'annonce-t-il triomphalement. Et j'ai su que ce serait Mademoiselle Graham déguisée avec les tapis du salon. »

« Cela l'embellira, murmure Montferrand.

« Il y aura un orchestre nègre...

« Tu es fou.

« Mais si, et comme chef M. Robert.

« Ah !

« Elle a bien pris celle-là.

Nous ne parlons plus que de la fête, et surtout de la surprise car on nous en a annoncé une : que sera cette surprise ? À force d'y penser elle devient dans nos esprits quelque chose d'énorme : la Surprise ! Les plus blasés en rêvent, même les grands – qui ce jour-là flirteront avec nos cousines... Jan Hay  et  Bourneville nous annoncent glorieusement qu'il sait ce que c'est.

« Dis le nous ! Dis le nous !

« Non, je garde le secret, je l'ai promis, déclare-t-il très important.

« Ce n'est pas vrai, tu ne le sais pas, c'est du chiqué.

« Mais si, je le sais.

« Alors dis le nous.

« Non.

« Si.

« A toi, je veux bien. » Et il entraîne Montferrand.

Nous nous consolons Alain et moi en nous disant que cela ne vaut pas un vrai poème...

« Si seulement c'était un concert, on jouerait du Chopin, ou du Schumann, j'aime tant la rêverie, cet été j'en pleurais d'émotion, quand mon oncle la mettait au phonographe.

« Moi, me répond Alain, j'aime l'Heure Exquise de Reynaldo Hahn :

un vaste et tendre

chantonne-t-il

Et le chant Houdoux de Rimsky !

Oh ! C'est merveilleux...

Oriflammes claquantes ! Dans un repli du terrain, submergée d'un flot de drapeaux, c'est la ville, illusoire, une ville toute d'or comme une Jérusalem de Primitif... nous sommes tous accourus... oh ! Que le jeune matin est doux, il traîne encore du ciel au creux des vallées, aux branches des charmes... Les champs baignent dans l'azur... peu à peu fondent les derniers lambeaux de brume bleue, et tout luit dans une soudaine précision... Tout luit, chaque matin d'été comme un nouveau printemps restitue la fraîcheur des feuillages, les herbes bulles, où traîne encore de la rosée. Les herbes hautes où le vent joue si follement que la plaine entière frisonne... La lumière danse, scintille, poudroie. Tout vibre, les champs et les bois frémissants au vent léger, le soleil qui glisse de feuille en feuille, les routes où déjà se lève la poussière, tout vibre d'une joie nouvelle... Que la voûte du ciel est haute ce matin, les collines précises repoussant l'horizon très pâle en soulignant la profondeur, l'air se dilate, il est léger, si léger qu'il nous enivre, nous courons sans savoir pourquoi : si grande est la joie du jeune été que tout notre être en frémit...

Vite la fête,  que nous dépensions les trésors que verse en nous le matin pur..

La fête ne commence qu'à deux heures... Sur l'herbe ternie nos jeux peu à peu se sont lassés, nous restons là accablés par le morne ennui de l'attente. Heures vides, irritantes comme ces routes que l'on parcourt pour découvrir un beau site ; heures qu'on ne peut remplir d'autre chose que de son désir, c'est en vain que nous reprenons le ballon dix fois abandonné, le livre qu'on lit sans comprendre ; nous ne pensons qu'à la fête..

Enfin arrivent les premières autos, la duchesse de Lery-Lussigny et sa fille Violaine, Madame Loris-Dumas, la baronne de Montferrand, Madame Levy-Aulnay... Il y a bientôt assez de monde pour inaugurer la fête...

Les invités descendent la pelouse, madame de Lery-Lussigny coupe le cordon symbolique, - l'orchestre éclate à grand renfort de flon-flon, le manège tourne, les marchands crient ; tout le monde s'agite pour susciter l'animation qui suppléera à la joie... maman ne doit pas venir. J'aime autant cela, je l'aurais bien mal vue et ces réjouissances la fatiguent... nous courons. La voici cette fête attendue depuis trois semaines.

« Damand, me dit Lery-Lussigny, veux-tu t'occuper de ma sœur, je voudrais aller danser avec Héliane Levy-Aulnay », se tournant vers sa sœur, « Violaine, je crois que vous connaissez mon ami Damand... »

Je suis un peu embarrassé, devant cette grande fille brune – presque une jeune fille – qui porte des robes aux genoux et des bas montants ; sa beauté m'intimide, nous marchons côte à côte en silence, à travers la foire...

« Tiens si nous faisions un tour de chevaux de bois » me demande-t-elle – je n'eusse jamais osé lui proposer un jeu si puéril... Quelle joie ! Nous voici tournant l'un derrière l'autre, emportés à toute vitesse ; c'est vrai qu'elle est belle, le vent soulève l'énorme masse cuivre sombre de ses cheveux. Je vois ses cuisses musclées d'écuyère, quel trouble curieux me saisit ? Je détourne les yeux vers la foule, une file ininterrompue de têtes nous regarde... c'est bientôt le dixième tour, la foule ondule me semble-t-il, les têtes oscillent un peu partout autour de moi...

Mon amazone veut bien descendre, quel soulagement ! Pourquoi la terre continue-t-elle à tourner autour de moi, pourvu que je ne tombe pas... non... peu à peu la terre se calme, le sol redevient stable...

« Je vous parie que je vous bats », me dit Violaine en saisissant une carabine...

« Non, aujourd'hui je ne tirerai, je me suis un peu démis le bras  dernièrement et je ne pourrais pas épauler ». C'est faux – je ne me suis pas démis le bras, ce qui est vrai c'est que je n'ai jamais tiré et j'ai peur que Violaine se moque de moi ; c'est curieux, je la connais à peine, et pourtant si elle riait de moi, oh ! que je souffrirais..

Tour à tour nous dévalisons les boutiques de sucrerie. Nous entrons chez la cartomancienne, qui sous des crocodiles en baudruches nous dévoile un avenir mirobolant... le charme des jeux s'épuise... Je songe au délicieux émoi que j'ai ressenti sur le manège : je propose à Violaine :

« Si nous faisions encore un tour de chevaux de bois. »

« Non, répond-elle, je suis fatiguée, venez donc dans le parc... nous nous assiérons quelque part pour bavarder...

« Nous pourrions peut-être demander à Louis-Dumas de venir avec nous, il a l'air tout désœuvré...

« Laissez donc, me répond-elle. Je sais bien que vous aimez ce garçon, moi que voulez-vous, c'est plus fort que moi – il m'est antipathique – ce sont des sentiments qui ne se commandent pas...

Dans le merveilleux silence du bois qui me rappelle nos tête à tête, j'éprouve un vague malaise d'avoir abandonné Alain. Je demande à Violaine :

« Que reprochez-vous donc à Louis-Dumas ?

« Il m'agace avec ses cheveux bouclés et ses yeux fendus, il a l'air d'une fille...

Je ne réponds pas.

« Que vous  avez de chance, Damand, reprend-elle, de pouvoir jouer au Hockey, au Foot Ball, au Crickett tous les jours : je voudrais bien m'inscrire à une équipe, mais ma mère ne veut pas... Quand je viendrai l'année prochaine, vous m'apprendrez à jouer au Hockey...

« Je ne serai plus là l'année prochaine, mes parents trouvent que les études ne sont pas assez fortes à la Douce-France.

« Vous ne retournerez pas ici alors vous serez à Paris.

« Probablement.

« Je vous inscris tout de suite pour mon tennis couvert... tous les jeudis de 5 à 7... Entraînez-vous bien cet été, nous jouerons les doubles ensemble. C'est malheureux que vous ne veniez pas à Lussigny cet été...

« Mais si, Melchior m'a invité...

« Épatant, - elle saute en claquant des mains – épatant, nous reprendrons notre jeu tout à notre aise, cet hiver nous serons imbattables. Venez en Septembre pour suivre la chasse... J'aime les garçons comme vous, qui pratiquent tous les sports, ce sont des hommes au moins, - tandis que cette nouille de Louis-Dumas : je voudrais le voir au Foot-Ball,... Oui ! M'sieu il m'a donné un coup de pied ! Il doit pleurer pour tout le temps...

Moi, pratiquer tous les sports, avec ma maladresse chronique et ma patte qui malgré tout me gène... Un instant je comprends que le garçon qu'elle aime ce n'est pas moi, c'est un enfant qu'elle a créé, qu'elle a rêvé semblable à elle... C'est un peu triste de découvrir cela... Mais cet enfant qu'elle aime, ne puis-je le devenir ? Ah ! Si Alain ne m'avait pas fait quitter tous les sports ! Pour lui je n'ai pas touché à ma raquette ce printemps !... Tout à coup il me prend une rage contre lui, si Violaine ne m'aime pas c'est à cause de lui, Oh ! qu'elle a raison de la détester... D'ici Septembre je rattraperai le temps perdu, ce sera dur, - pourtant j'y arriverai, il le faut, il faut que Violaine m'aime...

Côte à côte nous nous sommes assis sur l'herbe sèche... c'est l'heure où ses rayons obliques, illuminent les profondeurs de la forêt... les troncs, érigent des colonnes de lumière, jusqu'au cimes déjà sombres... l'air est si doré qu'il se confond avec les cheveux de Violaine...

Qu'il fait bon... sous nos têtes le ciel pâlit... pour mieux le contempler je m'étends presque contre Violaine... sa main tiède un peu moite, sent bon, sent bon comme la forêt après la pluie... Du fond de mon âme monte l'extase oubliée qu'autrefois j'appelais l'Idéal... je sens fondre mon cœur en un plaisir qui confine à la douleur... Dans l'excès de mon émotion je ferme les yeux... Des lèvres pèsent sur les miennes...

Nous revenons silencieux...

On entend rouler la dernière automobile... Les enfants remontent de la fête, un peu las... et si tristes. Était-ce là cette fête que nous avions tant attendue pensent-ils... c'est fini, il ne leur reste qu'un vague écœurement et le déplaisir de se retrouver soi-même, dans son avidité, à la fin de toutes les joies... Je sens que tous autour de moi, pendant que peu à peu le ciel se fane, ont très envie de pleurer.

Les oriflammes pendent tristement, les guirlandes détachées traînent dans la poussière, tout parle de lassitude. Alain vient s'asseoir à mes côtés, je connais son immense détresse, il m'a vu rire pendant qu'il s'ennuyait, pour lui, à la déception qui tous les attriste ce soir, s'ajoute la fatigue d'avoir hurlé de jalousie...

Ne le prendrai-je pas par le bras.

Nous revenons silencieux, découvrant la tristesse des étreintes dénouées... une douloureuse lucidité, nous laisse entrevoir la fin. Je sens nettement qu'un jour cet Idéal s'éventera comme les autres se sont éventés. Nous sommes des enfants qui ont cassé leurs jouets pour voir ce qui les faisait chanter – un secret trop tôt découvert emplit nos cœurs d'une inexprimable détresse.

Ce n'est pas par amour, ce n'est pas par désir qu'encore une fois nous nous embrassons... N'est-ce pas pour nous voiler à nous-même la fragilité du bonheur dans lequel nous nous sommes engagés...