Le Livre de mon fils

I

O mon fils ! Tu viens d'entrer dans cette petite chambre d'hôtel. Tu descends de la montagne, tout animé de ta course, si enivré d'espace que tu sembles entre ces murs une jeune bête enfermée. C'est toi, avec ton regard un peu sauvage d'homme vierge. Tu gardes dans tes cheveux l'odeur des sapins, des épines sont prises dans ton chandail. Et tu m'apportes, comme un grand courant d'air, un peu de l'atmosphère des cimes où je ne monte plus désormais. À quelles immensités de l'espace as-tu confronté l'immensité de ton âme. Avec toi pénètrent jusqu'à moi les grands nuages qui roulent au sommet sur les neiges inviolées. Tu me restitues le fait acéré qui se découpe si net dans l'azur éclatant et mat de ce plein hiver.

O mon fils. Tu es pour moi le plus mystérieux des hommes : celui que j'ai le plus voulu connaître. Si ardemment je me suis penché sur ton âme que dépassant l'adventice je suis parvenu jusqu'au plus inconnaissable de toi-même. Et j'ai connu que tout entier tu étais inconnaissable.

Et pourtant je voudrais être si près de toi. Si je t'écris aujourd'hui, pour quand tu auras vingt ans, O mon fils, c'est afin d'être encore plus près de toi. Je t'écris quand je suis encore assez proche de ces vingt ans que tu auras. Nous sommes jeunes l'un et l'autre. Ton adolescence que j'anticipe rejoint presque mon âge. Alors, nous nous comprenons mieux sans doute. Assieds toi ici – parlons. Ne t'émeus pas des paroles que je vais te dire. Ne t'effraie pas de mon ton grave, ni surtout de cette ferveur que tu ne me connaîtras plus quand tu me liras. Je ne sais quel fruit tu tireras de mes paroles : tu sauras au moins que je fus jeune comme toi, que j'ai passionnément aimé la vie et que j'ai voulu sur mes lèvres la presser tout entière comme une grappe. O mon fils, puisse ce livre t'animer de la joie qui est la mienne.

Je te dois de m'en efforcer, car tu fus au jour de ta naissance la joie la plus haute que j'aie jamais atteinte. Je te rends un peu ce que je te dois. Cette joie, elle m'a prise à la première douleur de ta mère. Une joie déchirante, aussi violente que le soc qui labourait ses flancs. Ma joie elle venait des millénaires. C'était un de ces sentiments que notre chair porte du fonds des âges – comme la peur du soir – parce que les premiers hommes ont vu dans la joie et l'étonnement la vie se prolonger dans leurs fils. Ils ne savaient pas que l'âme était immortelle, mais ils découvraient que la chair même ne meurt pas, puisque de mes flancs est sorti ce genre, et que de toi naîtront d'autres hommes. Et quand ta mère souffrait, montait en moi l'hymne éternel de toutes les nativités : « Un petit enfant nous est né, un fils nous a été donné. Il porte sur son épaule la marque de sa principauté et il sera appelé Ange du grand conseil, Dieu Fort, Père éternel, Prince de la Paix. Soit transportée d'allégresse, Fille de Sion, pousse des cris de joie, fille de Jérusalem : voici que ton roi vient, saint et sauveur du monde ». Et je ne me trompais pas en appliquant ce cantique au fils de ma chair. La naissance d'un chrétien est toujours une incarnation du Verbe. O mon fils, j'engendrais un dieu.